Page:Œuvres de Théophile Gautier - Poésies, Volume 3, Lemerre, 1890.djvu/62

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Si leurs mains tremblent, c’est sans doute
Du froid de la Bérésina ;
Et s’ils boitent, c’est que la route
Est longue du Caire à Wilna ;

S’ils sont perclus, c’est qu’à la guerre
Les drapeaux étaient leurs seuls draps ;
Et si leur manche ne va guère,
C’est qu’un boulet a pris leur bras.

Ne nous moquons pas de ces hommes
Qu’en riant le gamin poursuit :
Ils furent le jour dont nous sommes
Le soir et peut-être la nuit.

Quand on oublie, ils se souviennent !
Lancier rouge et grenadier bleu,
Au pied de la colonne ils viennent
Comme à l’autel de leur seul dieu :

Là, fiers de leur longue souffrance,
Reconnaissants des maux subis,
Ils sentent le cœur de la France
Battre sous leurs pauvres habits.

Aussi les pleurs trempent le rire
En voyant ce saint carnaval,
Cette mascarade d’empire,
Passer comme un matin de bal ;

Et l’aigle de la grande armée,
Dans le ciel qu’emplit son essor,
Du fond d’une gloire enflammée,
Étend sur eux ses ailes d’or !