Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome III.djvu/438

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s’irrite, il se croit libre de chercher la vengeance ; s’il a peur, libre de s’enfuir. C’est encore ainsi que l’homme ivre est persuadé qu’il prononce en pleine liberté d’esprit ces mêmes paroles qu’il voudrait bien retirer ensuite quand il est redevenu lui-même ; que l’homme en délire, le bavard, l’enfant et autres personnes de cette sorte sont convaincus qu’ils parlent d’après une libre décision de leur esprit, et non par un aveugle emportement 4. Or, comme ce préjugé est inné et universel, il n’est pas aisé de s’en délivrer. L’expérience a beau nous enseigner que rien n’est moins au pouvoir des hommes que de gouverner leurs appétits, et qu’en mille rencontres, livrés au conflit des passions contraires, ils voient le mieux et font le pire, nous n’en continuons pas moins de nous croire libres. Et pourquoi ? parce que nous sentons, quand nos désirs pour un objet sont très-faibles, que nous pouvons aisément les maîtriser par le souvenir d’un autre objet auquel nous pensons habituellement.

Maintenant que j’ai suffisamment expliqué, si je ne me trompe, mon sentiment véritable touchant la nécessité libre et la nécessité de contrainte, il m’est aisé de répondre aux objections de votre ami. Car, lorsqu’il dit avec Descartes que celui-là est libre qui n’est contraint par aucune cause extérieure, s’il entend par un homme contraint celui qui agit contre son gré, j’accorde alors qu’en plusieurs rencontres nous ne sommes contraints d’aucune façon, et sous ce point de vue nous avons le libre arbitre. Mais s’il entend par un homme contraint celui qui, agissant à son gré, agit pourtant nécessairement, ainsi que je l’ai expliqué plus haut, je nie qu’en aucun cas nous soyons libres.

Votre ami affirme au contraire que nous pouvons exercer notre raison avec une entière liberté ; en d’autres termes, que nous en disposons d’une manière absolue. Et c’est un point