Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome III.djvu/403

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qu’un être de raison ou un mode de la pensée qui se forme par la comparaison des choses. Par exemple, nous disons qu’un aveugle est privé de la vue, parce que nous nous le représentons aisément comme clairvoyant, soit en le comparant aux autres hommes, soit en comparant son état actuel avec son état passé : c’est en vertu de cette comparaison que nous jugeons que la vue appartient à la nature d’un homme aveugle, et que nous disons qu’il en est privé. Mais si nous venons à considérer le décret de Dieu et la nature de ce décret, nous ne pouvons pas plus affirmer de cet aveugle qu’il est privé de la vue que nous ne ferions d’une pierre, par la raison qu’au moment où nous examinons un homme aveugle, la vue ne convient pas plus à sa nature qu’elle ne convient à une pierre. La contradiction serait la même dans les deux cas : car cela seul appartient à l’homme, cela seul fait partie de sa nature, qui lui est accordé par l’intelligence et la volonté de Dieu. D’où il suit que Dieu n’est pas plus cause de ce qu’un aveugle ne voit pas qu’il ne l’est de ce qu’une pierre n’a pas le don de la vue ; ne pas voir est donc une pure négation. De même, quand nous considérons la nature d’un homme emporté par le libertinage, et que nous comparons l’état actuel de son désir avec son état passé, ou avec le désir qui anime l’homme de bien, nous affirmons que le débauché est privé d’un désir meilleur que celui qui l’entraîne, parce que nous pensons qu’un désir vertueux convient actuellement à sa nature. Mais il faudra bien écarter cette pensée, si l’on considère la nature des décrets et de l’intelligence de Dieu ; car à ce point de vue, un désir vertueux ne convient pas plus à la nature de l’homme débauché qu’à celle du diable ou d’une pierre. Par où l’on voit que ce meilleur désir qu’on a supposé n’est point une privation réelle, mais seulement une négation. Et de cette façon, la privation consiste donc à nier d’un objet quelque chose que nous croyons appartenir à sa nature ; et la négation, à nier d’un objet quelque chose qui n’appartient pas à sa nature. Ceci fait clairement comprendre comment l’appétit