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DE L’ENTENDEMENT.

quoique nous ne sachions pas d’une manière certaine s’il n’existe point un suprême trompeur. Et pourvu que nous ayons cette connaissance, elle suffira, je le répète, pour ôter toute espèce de doute que nous pourrions avoir sur les idées claires et distinctes. Si donc on procède rigoureusement en recherchant d’abord ce qu’il faut d’abord rechercher, sans jamais passer un anneau de la chaîne qui unit les choses, si on sait comment il faut déterminer les questions avant de les résoudre, on n’aura jamais que des idées très-certaines, c’est-à-dire claires et distinctes ; car le doute n’est autre chose que la suspension de l’esprit sur une affirmation ou une négation qu’il prononcerait sans hésiter, s’il n’ignorait quelque chose dont le défaut rend sa connaissance imparfaite. D’où il faut conclure que le doute résulte toujours de ce que l’on a procédé sans ordre dans ses recherches.

Voilà ce que j’avais promis d’exposer dans cette première partie de la méthode. Mais pour ne rien omettre de ce qui peut conduire à la connaissance de l’entendement et de ses facultés, je dirai encore quelques mots de la mémoire et de l’oubli. Ce qu’il y a ici de plus remarquable, c’est que la mémoire est fortifiée par le secours de l’entendement, et aussi sans le secours de l’entendement. Car, en premier lieu, plus une chose est intelligible, plus facilement elle est retenue ; et au contraire, moins elle est intelligible, plus facilement nous l’oublions. Par exemple, je prononce devant quelqu’un un certain nombre de mots sans suite ; on les retiendra beaucoup plus difficilement que si je prononçais les mêmes mots sous la forme d’une narration. La mémoire est fortifiée aussi sans le secours de l’entendement, et cela par la force avec laquelle l’imagination ou le sens qu’on appelle commun est frappé de quelque objet corporel particulier. Je dis particulier, car ce n’est que par les objets particuliers que l’imagination est frappée. Qu’on lise, par exemple, une seule pièce d’intrigue amoureuse,