Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome I.djvu/47

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prendre ses lecteurs, et leur insinuer perfidement des principes qu’il se sentait incapable de démontrer. J’ose dire qu’un tel calcul était infiniment éloigné de la conviction profonde et passionnée de Spinoza et de sa droiture. Mais s’il ne faut pas lui imputer à crime une ambiguïté qu’il a créée sans le vouloir, elle n’en est pas pour cela moins déplorable. Spinoza ne se servait qu’à regret de la langue vulgaire ; il n’y trouvait pas cette justesse et cette précision si nécessaires à l’ordre des idées. Il se plaint souvent que les langues sont mal faites, qu’elles sont empreintes des préjugés populaires. Par exemple les mots positifs expriment presque toujours des choses négatives, et les objets les plus positifs et les plus réels sont exprimés par des mots négatifs. « Les objets matériels, dit-il ingénieusement, ayant été nommés les premiers, ont usurpé les mots positifs[1]. »

On dirait que Spinoza veut prendre sa revanche contre les préjugés du sens commun en se composant une langue diamétralement opposée à la langue ordinaire. C’est pourquoi l’Être qui existe en soi lui paraît seul digne de porter le nom de Substance ; tout ce qui n’a qu’une existence empruntée ne mérite pas ce beau nom.

Il n’y a point là de supercherie, je le répète, mais une réaction excessive contre la langue ordinaire, aussi innocente dans l’intention de Spinoza que déplorable dans ses suites.

Spinoza a établi qu’une Substance ne peut être produite ou créée par une autre Substance. Est-ce à dire qu’il n’y ait qu’une seule Substance ? Cela n’est point encore démontré. Car, de ce que la Substance est de sa

  1. De la Reforme de l’Entendement, tome III, page 334.