Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome I.djvu/212

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naturel, tous les poissons jouissent de l’eau et les plus grands mangent les petits[1]. » Voilà l’image du genre humain dans l’état de nature, S’il était naturel aux hommes de se conduire par les conseils de la raison, nul n’abuserait de son droit, la paix et l’amour régneraient parmi les hommes, et tout gouvernement serait inutile. Mais il n’en va point ainsi. « C’est une chose certaine, dit Spinoza, que les hommes sont nécessairement sujets aux passions et que leur nature est ainsi faite qu’ils doivent éprouver de la pitié pour les malheureux et de l’envie pour les heureux, incliner vers la vengeance plus que vers la miséricorde ; enfin chacun ne peut s’empêcher de désirer que ses semblables vivent à sa guise, approuvent ce qui lui agrée et repoussent ce qui lui déplaît. D’où il arrive que tous désirent être les premiers, une lutte s’engage, on cherche à s’opprimer réciproquement, et le vainqueur est plus glorieux du tort fait à autrui que de l’avantage recueilli pour soi[2] … »

Ainsi les hommes, étant naturellement sujets aux passions, sont par là même naturellement ennemis. Spinoza le déclare en termes formels :

« Tant que les hommes sont en proie à la colère, à l’envie et aux passions haineuses, ils sont tiraillés en sens divers et ennemis les uns des autres, d’autant plus redoutables qu’ils ont plus de puissance, d’habileté et de ruse que les autres animaux ; or les hommes dans la plupart de leurs actions étant sujets de leur nature aux passions, il s’ensuit que les hommes sont naturellement ennemis. Car mon plus grand ennemi, c’est celui que j’ai

  1. Traité théologico-politique, chap. xvi, page 251 et suiv., de notre tome II.
  2. Traité politique, ch. I, art, 5.