Page:Œuvres de Schiller, Poésies, 1859.djvu/244

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
214
POÉSIES DÉTACHÉES.

« Et croit-il, par la fuite, nous échapper, nous avons des ailes et nous sommes là, lançant nos lacs autour de son pied fugitif : il faut qu’il tombe à terre. Nous le poursuivons sans relâche (point de repentir qui nous désarme !), en avant, toujours en avant, jusqu’au séjour des ombres, et là même nous ne le laissons pas libre. »

Chantant ainsi, elles dansent leur ronde, et le silence, un silence de mort, pèse lourdement sur l’assemblée, comme si la divinité était proche. Et solennellement, selon l’antique usage, faisant le tour du théâtre, d’un pas lent et mesuré, elles disparaissent au fond de la scène.

Et tous les cœurs tremblent et flottent, incertains encore, entre l’illusion et la réalité, et ils rendent hommage à la puissance terrible qui veille et juge dans le secret des âmes ; qui, impénétrable, inscrutable, tresse le sombre nœud du destin, et se révèle au fond du cœur, mais fuit la lumière du soleil.

Tout à coup, sur les plus hauts gradins, on entend une voix qui crie : « Vois donc, vois donc, Timothée ! les grues d’Ibycus !… » et en même temps le ciel s’obscurcit, et, au-dessus du théâtre, on voit passer en noir tourbillon une armée de grues.

« D’Ibycus !… » Ce nom chéri rallume la douleur dans toutes les âmes, et, comme dans la mer le flot succède au flot, ces mots volent de bouche en bouche : « D’Ibycus ? que nous pleurons, qu’une main meurtrière a frappé ? Que dit-il de lui ? quelle peut être sa pensée ? Qu’a-t-il à dire de cette volée de grues ?… »

La question se répète de plus en plus bruyante ; et, prompt comme l’éclair, un pressentiment traverse tous les cœurs : « Prenez garde ! C’est la puissance des Euménides ! Le pieux poète est vengé ! le meurtrier s’offre lui-même ! Saisissez l’homme qui a dit cette parole, et celui à qui elle s’adressait. »

Cependant, à peine ce mot lui a-t-il échappé, qu’il voudrait