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fait le mal avec suite, sa victoire même sur le sens moral, qui, nous le savons, a dû nécessairement s’éveiller en lui, nous la lui comptons pour une sorte de mérite ; parce que c’est la preuve d’une certaine force d’âme et d’une grande convenance intellectuelle, que de ne se laisser détourner dans sa conduite par aucune sollicitation du sens moral.

Au surplus, il est incontestable que cette sorte de convenance dans le vice ne peut jamais être pour nous l’objet d’un plaisir parfait, que lorsqu’elle finit par être humiliée devant la convenance morale. Elle est même alors une condition essentielle pour que notre plaisir soit parfait, parce que la convenance dans le mal peut seule faire ressortir et mettre en pleine lumière la prépotence du sens moral. Je n’en sais pas de preuve plus concluante que l’impression dernière sur laquelle nous laisse l’auteur de Clarisse. Toute la convenance intellectuelle que nous admirions involontairement dans le plan de séduction de Lovelace est magnifiquement surpassée par la convenance rationnelle que Clarisse oppose à ce redoutable ennemi de son innocence ; et cela nous permet de ressentir tout ensemble, à un haut degré, la satisfaction que procurent l’une et l’autre.

Du moment que le poète tragique a pour but d’éveiller le sentiment de la convenance morale et de nous en donner pleine et vive conscience, du moment qu’il choisit et qu’il emploie habilement ses moyens en vue de ce but, il doit toujours charmer de deux façons le connaisseur : par la convenance morale et par la convenance naturelle. Par la première, il donnera satisfaction au cœur ; par la seconde, à l’esprit. La foule subit pour ainsi dire en aveugle l’impression que le poëte a eu en vue de produire sur le cœur, sans entrevoir par quelle magie l’art a exercé ce pouvoir sur elle. Mais il y a une certaine classe de connaisseurs, auprès de qui l’artiste, tout au contraire, manque l’effet qu’il se proposait de faire sur le cœur ; mais dont il peut se concilier le goût par la convenance des moyens employés à le produire : contradiction étrange où dégénère