Page:Œuvres de Schiller, Esthétiques, 1862.djvu/237

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une matière, car, pour cela, il faut déjà une libre activité de la personne qui, recevant la matière, la distingue du moi, du permanent. Par matière je n’entends ici que le changement ou la réalité qui remplit le temps. En conséquence , cet instinct exige qu’il y ait changement, que le temps ait un contenu. Cet état du temps simplement rempli se nomme sensation, et c’est uniquement par cet état que se manifeste l’existence physique.
Comme tout ce qui est dans le temps est successif, il s’ensuit que par cela seul que quelque chose est, tout le reste est exclu. Quand on attaque une note sur un instrument, parmi toutes celles qu’il peut virtuellement donner, cette note seule est réelle : lorsque l’homme est actuellement modifié, la possibilité infinie de toutes ses modifications est limitée à cet unique mode d’existence. Ainsi donc, l’action exclusive de l’impulsion sensible a pour conséquence nécessaire la limitation la plus étroite. Dans cet état, l’homme n’est qu’une unité de grandeur, un moment rempli dans le temps ; ou, pour mieux dire, il n’est pas, car sa personnalité est supprimée aussi longtemps que la sensation le domine et emporte le temps avec elle[1].

Cet instinct étend son domaine sur toute la sphère du fini dans l’homme, et , comme la forme ne se révèle que dans la matière, et l’absolu que par le moyen des limites, la manifestation totale de la nature humaine tient en dernière analyse à l’instinct sensible. Mais, quoique lui seul éveille et développe ce qui existe virtuellement dans l’homme, c’est cependant lui seul aussi qui en rend la perfection impossible. Il rattache au monde des sens, par des liens indestructibles, l’esprit.

  1. Pour cet état d’impersonnalité sous l’empire de la sensation, la langue possède une expression très-frappante : être hors de soi, c’est-à-dire être hors de son moi. Quoique cette manière de parler ne s’emploie guère que lorsque la sensation prend le caractère de la passion, et que cet état devient plus remarquable par sa durée, l’homme est hors de soi, tant qu’il ne fait que sentir. Revenir de cet état à la réflexion, c’est ce qu’on appelle, avec non moins de justesse, rentrer en soi, c’est-à-dire revenir à son moi, rétablir sa personnalité. De quelqu’un qui est en défaillance, on ne dit pas « il est ausser sich (hors de soi), » mais « il est von sich (loin de soi, pas chez soi), » c’est-à-dire il est enlevé à son moi, vu que, dans cet état, le fait est seulement qu’il n’est pas dans son moi (sans que pour cela il soit ailleurs, hors de soi). Aussi celui qui est revenu d’un évanouissement est-il simplement « bei sich (revenu à lui), ce qui peut très-bien se concilier avec ètre hors de soi. (Note de Schiller.)