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Aussi longtemps qu’Athènes et Sparte conservèrent leur indépendance et que leurs institutions eurent pour fondement le respect des lois, le goût n’arriva point à sa maturité, l’art resta dans l’enfance, et il s’en fallait bien alors que le beau régnât sur les esprits. Sans doute, la poésie avait déjà pris un essor sublime, mais c’était sur les ailes du génie, et nous savons que le génie touche de bien près à la rudesse sauvage, que c’est une lumière qui brille volontiers au milieu des ténèbres, et qui, par conséquent, prouve plutôt contre le goût du temps qu’en sa faveur. Lorsque, sous Périclès et Alexandre, arrive l’âge d’or des arts, et que la domination du goût devient plus générale, la force et la liberté de la Grèce ont disparu ; l’éloquence corrompt la vérité, la sagesse offense dans la bouche d’un Socrate, et la vertu dans la vie d’un Phocion. Les Romains, on le sait, durent d’abord épuiser leur énergie dans les guerres civiles, et, efféminés par le luxe oriental, courber leur tête sous le joug d’un despote heureux, avant que l’art grec triomphât de la rigidité de leur caractère. Il en fut de même des Arabes : l’aurore de la civilisation ne se leva pour eux que lorsque la vigueur de leur esprit guerrier s’amollit sous le sceptre des Abassides. L’art ne parut dans l’Italie moderne qu’après que la glorieuse ligue lombarde fut dissoute, que Florence se fut soumise aux Médicis, et que, dans toutes ces villes courageuses, l’esprit d’indépendance eut fait place à une résignation sans gloire. Il est presque superflu de rappeler aussi l’exemple des nations modernes, chez lesquelles le raffinement s’est accru en raison directe de la décadence de leur liberté. De quelque côté que nous tournions nos regards dans le temps passé, partout nous voyons le goût et la liberté se fuir mutuellement ; partout nous voyons le beau ne fonder son empire que sur la ruine des vertus héroïques.

Et cependant, cette énergie du caractère, au prix de laquelle on achète ordinairement la culture esthétique, est le ressort le plus puissant de tout ce qu’il y a de grand et d’excellent dans l’homme, et nul autre avantage, quelque grand qu’il soit, n’en saurait compenser la privation. Dès lors, si l’on s’en tient à ce que les expériences faites jusqu’ici nous apprennent de l’influence du beau, on ne peut en vérité se sentir très encouragé