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ses yeux son propre fils fait prisonnier par l’ennemi, se prononce sans hésiter pour la seconde alternative, parce que son devoir de père est, en bonne morale, subordonné à son devoir de citoyen. Au premier moment, notre cœur se révolte, il est vrai, de voir un père trahir ainsi l’instinct de la nature et son devoir de père ; mais nous sommes entraînés bientôt à une admiration pleine de douceur, en songeant que même un instinct moral, et un instinct qui est d’accord avec l’inclination, n’a pu troubler la raison dans le domaine où elle commande, ni lui faire prendre le change. Lorsque Timoléon de Corinthe fait mettre à mort un frère chéri, mais ambitieux, Timophane, et cela parce que l’idée qu’il se fait de ses devoirs envers la patrie, l’oblige à détruire tout ce qui met en danger la république, nous ne pouvons, il est vrai, voir sans horreur et sans répulsion cet acte contre nature et si contraire au sens moral ; mais à cette première impression succède bientôt la plus haute estime pour cette vertu héroïque, qui fait prévaloir ses droits contre toute influence étrangère, contre toutes les sollicitations de l’inclination, et qui, dans ce tumultueux conflit des sentiments les plus contraires, prononce, avec la même liberté, avec la même rectitude qu’au sein du calme le plus parfait. Nous pouvons différer entièrement d’avis avec Timoléon sur les devoirs d’un républicain : cela n’altère en rien notre satisfaction. Bien plutôt c’est justement dans ces sortes de conjonctures où notre entendement n’est point d’accord avec la personne qui agit, que l’on reconnaît le mieux combien nous mettons la convenance morale au-dessus de toute autre, et la conformité avec la raison au-dessus de la conformité avec l’entendement.

Mais il n’est pas de phénomène moral sur lequel le jugement des hommes soit aussi divers qu’il l’est précisément sur celui-ci, et il ne faut pas aller chercher bien loin le principe de cette diversité. Il est vrai que le sens moral est un sens commun à tous les hommes, mais il n’a pas chez tous le degré de force, et de liberté que suppose nécessairement le jugement de ces sortes de cas. Il suffit à la plupart, pour approuver une action, que la conformité de cette action avec la loi morale soit facile à saisir, et pour condamner telle autre action, qu’elle soit tellement en désaccord avec cette loi que ce désaccord saute aux