Page:Œuvres de Schiller, Esthétiques, 1862.djvu/225

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vers le bien le monde sur lequel tu agis, et le cours mesuré et paisible du temps amènera le résultat. Cette direction, tu la lui as donnée, si, par ton enseignement, tu élèves ses pensées vers le nécessaire et l’éternel, si, par tes actes ou tes créations, tu fais du nécessaire et de l’éternel l’objet de ses penchants. Il tombera, l’édifice de l’erreur et de l’arbitraire, il faut qu’il tombe, il est déjà tombé dès que tu es certain qu’il chancelle ; mais il importe que ce ne soit pas seulement dans l’homme extérieur qu’il chancelle, que ce soit aussi dans l’homme intérieur. Dans le pudique sanctuaire de ton cœur, nourris la vérité triomphante, incarne-la hors de toi dans la beauté , afin que l’intelligence ne soit pas seule à lui rendre hommage, mais que le sentiment en saisisse l’apparition avec amour. Et, pour qu’il ne t’arrive pas de recevoir de la réalité le modèle que toi-même tu dois lui fournir, ne te hasarde pas dans sa société périlleuse, avant de t’être assuré dans ton propre cœur d’un cortège de nature idéale. Vis avec ton siècle , mais ne sois pas sa création ; travaille pour tes contemporains, mais fais pour eux ce dont ils ont besoin, non ce qu’ils louent. Sans avoir partagé leurs fautes, partage leurs châtiments avec une noble résignation , et courbe-toi librement sous le joug dont ils ont autant de peine à se passer qu’ils en ont à le porter. Par la constance avec laquelle tu dédaigneras leur bonheur, tu leur prouveras que ce n’est point par lâcheté que tu te soumets à leurs souffrances. Vois-les par la pensée tels qu’ils devraient être, quand il te faut agir sur eux ; mais vois-les tels qu’ils sont, quand tu es tenté d’agir pour eux. Cherche à devoir leur suffrage à leur dignité ; mais, pour les rendre heureux, tiens compte de leur indignité : ainsi, d’une part, la noblesse de ton propre cœur éveillera la leur, et de l’autre ton but ne sera pas réduit à néant par leur indignité. La gravité de tes principes les éloignera de toi , mais dans le jeu ils les endureront encore. Leur goût est plus pur que leur cœur, et c’est par là qu’il te faut saisir l’ombrageux fugitif. En vain tu combattras leurs maximes, en vain tu condamneras leurs actions, mais sur leur loisir tu pourras essayer ta main formatrice. Chasse de leurs plaisirs le caprice, la frivolité, la rudesse, et tu les banniras insensiblement de leurs actes et enfin de leurs