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son temps, qui l’entoure de toutes parts ? En méprisant le jugement de son temps. Qu’il élève ses regards vers sa propre dignité et vers la loi ; qu’il ne les abaisse pas vers le besoin et la fortune. Également exempt d’une activité vaine qui voudrait imprimer sa trace sur le moment qui fuit, et des rêveries de l’enthousiasme impatient qui applique aux chétives productions du temps la mesure de l’absolu, que l’artiste abandonne le réel à l’intelligence, qui est là dans son domaine ; mais que lui s’efforce d’enfanter l’idéal par l’union du possible et du nécessaire. Qu’il marque au coin de cet idéal l’illusion et la vérité, les jeux de son imagination et le sérieux de ses actes, enfin toutes les formes sensibles et spirituelles ; puis, qu’il le lance tacitement dans le temps infini.

Mais les âmes qu’embrase cet idéal n’ont pas toutes reçu en partage ce calme du génie créateur , ce sens grand et patient qu’il faut pour imprimer l’idéal sur la pierre muette, ou le répandre dans la lettre sobre et froide, puis le confier aux mains fidèles du temps. Beaucoup trop ardent pour suivre cette voie paisible, souvent ce divin instinct, cette force créatrice, se jette immédiatement sur le présent, sur la vie active, et entreprend de transformer la matière informe du monde moral. Le malheur de ses frères, de toute son espèce, parle haut au cœur de l’homme sensible ; plus haut encore, leur abaissement ; l’enthousiasme s’enflamme, et, dans les âmes énergiques, le désir brûlant aspire impatiemment à l’action et au fait. Mais ce novateur s’est-il aussi demandé si ces désordres du monde moral blessent sa raison, ou s’ils ne froissent pas plutôt son amour-propre ? S’il ne le sait pas encore, il le reconnaîtra à l’emportement avec lequel il poursuit un résultat prompt et déterminé. Le mobile moral pur a pour but l’absolu : le temps n’existe pas pour lui, et l’avenir, du moment qu’il doit, par un développement nécessaire, sortir du présent, devient le présent à ses yeux. Pour une raison sans limites, la direction vers une fin se confond avec l’accomplissement de cette fin, et entrer dans une voie, c’est l’avoir parcourue.

Si donc un jeune ami du vrai et du beau voulait savoir de moi comment il peut satisfaire, malgré la résistance du siècle, le noble penchant de son cœur , je lui répondrais : « Dirige