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sence des objets. Tandis que l’intelligence pure usurpe l’autorité dans le monde des sens, et que l’empirisme tente de la soumettre elle-même aux conditions de l’expérience, ces deux directions rivales arrivent au développement le plus élevé possible et épuisent toute l’étendue de leur sphère. Pendant que, d’un côté , par sa tyrannie , l’imagination ose détruire l’ordre du monde, elle force la raison de s’élever, de l’autre, aux sources suprêmes de la connaissance , et d’appeler contre elle à son secours la loi de la nécessité.

Par l’exclusivisme dans l’exercice des facultés, l’individu est fatalement conduit à l’erreur, mais l’espèce à la vérité. Ce n’est qu’en rassemblant toute l’énergie de notre esprit dans un foyer unique, en concentrant tout notre être en une seule force, que nous donnons en quelque sorte des ailes à cette force isolée, et que nous l’entraînons artificiellement bien au delà des limites que la nature semble lui avoir imposées. S’il est certain que tous les individus humains pris ensemble ne seraient jamais arrivés, avec la puissance visuelle que la nature leur a départie , à voir un satellite de Jupiter, que découvre le télescope de l’astronome, il est tout aussi avéré que jamais l’intelligence humaine n’aurait produit l’analyse de l’infini ou la critique de la raison pure, si, dans des sujets à part, destinés à cette mission, la raison ne s’était spécialisée, et si, après s’être dégagée en quelque sorte de toute matière, elle n’avait, par l’abstraction la plus puissante, donné à leur regard la force de lire dans l’absolu. Mais, absorbé, pour ainsi dire, dans la raison et l’intuition pures, un esprit de cette sorte sera-t-il capable de se dépouiller des liens rigoureux de la logique pour prendre la libre allure de la poésie, et de saisir l’individualité des choses avec un sens fidèle et chaste ? Ici, la nature impose, même au génie universel , une limite qu’il ne saurait franchir, et la vérité fera des martyrs aussi longtemps que la philosophie sera réduite à faire son occupation principale de chercher des armes contre l’erreur.
Quel que soit donc le profit résultant, pour l’ensemble du monde, de ce perfectionnement distinct et spécial des facultés humaines , on ne peut nier que ce but final de l’univers qui les voue à ce genre de culture, ne soit une cause de souffrance et comme une malédiction pour les individus. Les exercices du