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la faculté d’analyse doit nécessairement ravir à l’imagination sa chaleur et son énergie, et une sphère d’objets restreinte diminuer sa richesse. C’est pour cela que le penseur abstrait a très-souvent un cœur froid, parce qu’il analyse les impressions, qui n’émeuvent l’âme que par leur ensemble ; et l’homme d’affaires a très-souvent un cœur étroit, parce que, renfermée dans le cercle uniforme de son emploi, son imagination ne peut s’étendre, ni se faire à une autre manière de se représenter les choses.

Mon sujet m’amenait naturellement à mettre en lumière la direction fâcheuse du caractère de notre temps , et à montrer les sources du mal, sans que j’eusse à faire voir les avantages par lesquels la nature les rachète. Je vous avouerai volontiers que, quelque défavorable que soit aux individus ce morcellement de leur être, c’était pour l’espèce la seule voie ouverte au progrès. Le point où nous voyons parvenue l’humanité chez les Grecs était incontestablement un maximum : elle ne pouvait ni s’arrêter à ce degré, ni s’élever plus haut. Elle ne pouvait s’y arrêter ; car la somme des notions déjà acquises forçait immanquablement l’intelligence à divorcer avec le sentiment et l’intuition, pour tendre à la netteté de la connaissance. Elle ne pouvait non plus s’élever plus haut ; car ce n’est que dans une mesure déterminée que la clarté peut se concilier avec un certain degré d’abondance et de chaleur. Les Grecs avaient atteint cette mesure, et, pour continuer leurs progrès dans la civilisation, il leur fallait renoncer, comme nous, à la totalité de leur être, et suivre des routes séparées et diverses pour chercher la vérité.

Il n’y avait pas d’autre moyen de développer les aptitudes multiples de l’homme, que de les opposer les unes aux autres. Cet antagonisme des forces est le grand instrument de la culture, mais il n’en est que l’instrument ; car, aussi longtemps que cet antagonisme dure, on est seulement sur la voie de la civilisation. C’est uniquement parce que ces forces particulières s’isolent dans l’homme, et qu’elles prétendent imposer une législation exclusive, qu’elles entrent en lutte avec la vérité des choses et obligent le sens commun, qui d’ordinaire s’en tient nonchalamment aux phénomènes extérieurs, de pénétrer l’es