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encore de séparation rigoureuse ; car la discorde ne les avait point encore excités à se diviser hostilement et à déterminer les limites. La poésie n’avait pas encore courtisé le bel esprit, et la spéculation ne s’était pas déshonorée par l’argutie. Toutes deux pouvaient au besoin changer entre elles de rôle, parce qu’elles ne faisaient qu’honorer la vérité, chacune à sa manière. Dans son essor le plus élevé , toujours la raison entraînait avec amour la matière après elle, et , quelque délicate et subtile que fût son analyse, jamais elle ne mutilait. Sans doute, elle décomposait la nature humaine dans ses éléments et les distribuait, agrandis, dans le cercle auguste de ses dieux ; mais elle ne morcela rien ; elle se borna à combiner ces éléments de différentes manières, car chaque dieu individuellement pris renfermait la nature humaine tout entière. Comme il en est autrement chez nous autres modernes ! Chez nous aussi l’image agrandie de l’espèce est distribuée, dispersée, chez les individus, mais par fragments et non à l’état de combinaisons diverses : de telle sorte qu’il faut épuiser la série des individus pour reconstituer la totalité de l’espèce. Chez nous, on serait presque tenté de l’affirmer, les forces spirituelles se montrent séparées dans la réalité comme elles le sont théoriquement par la psychologie, et nous voyons non-seulement des individus isolés, mais des classes entières d’hommes, ne développer qu’une partie de leurs facultés , tandis que les autres, comme dans les plantes rabougries, ne sont marquées que par quelques vagues indices.

Je ne méconnais pas la supériorité à laquelle peut prétendre la génération actuelle considérée dans son unité, et pesée dans la balance de la raison, si on la compare à la génération la plus favorisée du monde ancien ; mais, pour cela, il faut que la bataille s’engage les rangs serrés et que l’ensemble se mesure avec l’ensemble. Quel est le moderne qui sortira des rangs pour disputer à un Athénien, dans un combat corps à corps, le prix de l’humanité ?

D’où peut bien venir cette infériorité de l’individu malgré la supériorité de l’espèce ? Pourquoi le Grec avait-il qualité pour représenter son temps, et pourquoi un individu des temps modernes ne peut-il avoir cette prétention ? Parce que le premier a