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étendant l’empire invisible des mœurs, il ne doit point dépeupler l’empire des phénomènes.

Lorsque l’ouvrier porte la main sur la masse informe pour la modeler suivant son but, il n’a nul scrupule de lui faire violence ; car la nature qu’il façonne ne mérite en soi aucun respect : il ne s’intéresse pas au tout à cause des parties, mais aux parties à cause du tout. Lorsque l’artiste porte la main sur la même masse, il n’a pas plus de scrupule de lui faire violence ; seulement il évite de la montrer. La matière qu’il façonne, il ne la respecte pas plus que l’ouvrier ; mais l’œil prenant cette matière sous sa protection et la voulant libre, il cherche à la tromper par une apparente condescendance envers elle. Il en est tout autrement de l’artiste pédagogue et politique, pour lequel l’homme est à la fois ce sur quoi il travaille et ce qu’il a à faire. Ici le but se confond avec la matière, et c’est seulement parce que le tout sert les parties, que les parties doivent s’accommoder au tout. Le respect que, dans le domaine des beaux-arts, l’artiste affecte pour sa matière, n’est rien en comparaison de celui avec lequel l’artiste politique doit aborder la sienne : il en doit ménager le caractère propre et la personnalité, non pas seulement au point de vue subjectif et pour produire une illusion des sens, mais objectivement et en vue de l’intime essence.

Mais, précisément parce que l’État doit être une organisation qui se forme par elle-même et pour elle-même, il ne peut se réaliser qu’autant que les parties sont élevées à l’idée du tout et mises d’accord avec elle. Comme l’État sert de représentant à ce type pur et objectif de l’humanité que les citoyens portent dans leur âme, il aura à garder avec eux les rapports qu’ils ont vis-à-vis d’eux-mêmes, et ne pourra honorer leur humanité subjective qu’en raison du degré d’ennoblissement objectif qu’elle atteint. Si l’homme intérieur est en harmonie avec lui-même, il sauvera son caractère propre, même en généralisant sa conduite au plus haut point, et l’État ne sera que l’interprète de ses nobles instincts, la formule plus nette de la législation écrite dans son cœur. Si au contraire, dans le caractère d’un peuple, il y a encore entre l’homme subjectif et objectif une contradiction telle que ce dernier ne puisse triompher