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donnée par l’expérience, mais que présuppose nécessairement sa destination en tant qu’être raisonnable : dans cet idéal, il se prête à lui-même un but, qu’il ne connaissait pas dans son état véritable de nature ; il se propose un choix dont alors il n’était pas capable ; et enfin il procède absolument comme si, prenant les choses au début, il échangeait, avec pleine connaissance de cause et libre détermination, l’état de dépendance contre celui d’accord et de contrat. Quelque habile qu’ait été le caprice aveugle, à fonder solidement son œuvre, avec quelque arrogance qu’il la maintienne, quelle que soit l’apparence de respect dont il l’entoure, l’homme a le droit, dans l’opération qu’il se propose, de considérer tout cela comme non avenu ; car l’œuvre des forces aveugles ne possède nulle autorité devant laquelle la raison ait à s’incliner, et tout doit se conformer au but suprême que la raison a posé dans la personnalité humaine. De cette manière prend naissance et se justifie la tentative faite par un peuple devenu majeur, pour transformer en un État moral un État fondé sur la nature.
Cet État fondé sur la nature (car c’est ainsi qu’on peut appeler tout corps politique qui tire son organisation de la force et non des lois) répugne sans doute à l’homme moral, qui ne peut accepter comme loi qui ce qui est légitime ; mais il suffit à l’homme physique, qui ne se donne des lois que pour transiger avec des forces. Mais l’homme physique est réel, et l’homme moral seulement problématique. Si donc la raison supprime l’État fondé sur la nature, comme elle le doit nécessairement pour mettre le sien à la place, elle risque l’homme physique et réel contre l’homme moral et problématique, elle risque l’existence de la société contre un idéal simplement possible (quoique moralement nécessaire) de société. Elle ravit à l’homme quelque chose qu’il possède réellement et sans quoi il ne possède rien, et le renvoie, pour l’en dédommager, à quelque chose qu’il pourrait et devrait posséder. Que si la raison avait trop compté sur lui, elle lui aurait, en ce cas, pour l’élever à une humanité qui lui manque encore et qui peut lui manquer sans compromettre son existence, elle lui aurait, dis-je, enlevé jusqu’aux moyens de vivre de la vie animale, qui pourtant est la condition de son humanité. Avant qu’il eût eu