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devrait nous remplir de la douleur la plus sensible ; mais que nous importe la nature, et toutes ses fins, et toutes ses lois, si cette disconvenance que nous voyons en elle est une occasion de nous montrer en nous la convenance morale dans sa plus pleine lumière ? Ce spectacle nous révèle la puissance victorieuse de la loi morale, et cette expérience est pour nous un bien si élevé, si essentiel, que nous serions même tentés de nous réconcilier avec le mal qui nous a valu un si grand bien. L’harmonie dans le monde de la liberté morale nous donne infiniment plus de jouissance que toutes les dissonances possibles dans le monde de la nature ne peuvent nous donner de déplaisir.

Lorsque Coriolan, cédant à son devoir d’époux, de fils et de citoyen, lève le siège de Rome, qu’il a déjà autant dire conquise, lorsqu’il fait taire sa vengeance, retire son armée, et s’abandonne, en victime, à la haine jalouse d’un rival, il accomplit évidemment un acte tout plein de disconvenances. Par là, non-seulement il perd tout le fruit de ses victoires antérieures, il court encore de propos délibéré au-devant de sa perte ; mais, de l’autre côté, quelle excellence morale, quelle indicible grandeur dans ce sacrifice ! Qu’il est beau de préférer hardiment la plus criante disconvenance par rapport à l’inclination, à une disconvenance qui blesserait le sens moral ; d’aller ainsi contre le plus cher intérêt de la nature sensible, contre les règles de la prudence, uniquement pour se mettre d’accord avec un intérêt et une règle supérieurs, avec la loi morale ! Tout sacrifice que l’on fait de sa propre vie est un acte contradictoire, car la vie est la condition de tous les biens ; mais le sacrifice de la vie, au point de vue moral, est une convenance et une convenance supérieure, parce que la vie ne saurait être considérable par elle-même, elle ne saurait l’être en tant que but, mais seulement comme moyen d’accomplissement de la loi morale. Si donc il se présente un cas où le sacrifice de la vie soit un moyen d’accomplir la loi morale, la vie doit passer après la moralité. « Il n’est pas nécessaire que je vive, mais il est nécessaire que je préserve Rome de la famine, » dit le grand