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dans un état violent, dans la lutte ; et que le plus haut degré de plaisir moral sera toujours accompagné de douleur.

Conséquemment, le genre de poésie qui nous assure en un degré éminent le plaisir moral, doit, par cette raison même, se servir des sentiments mixtes, et nous charmer par le moyen de la douleur. C’est ce que fait éminemment la tragédie ; et son domaine embrasse tous les cas possibles où quelque convenance physique est sacrifiée à une convenance morale, ou même une convenance morale à une autre plus relevée. Peut-être ne serait-il pas impossible de dresser, d’après le rapport selon lequel on reconnaît et on sent la convenance morale en opposition avec l’autre, une sorte d’échelle du plaisir moral, depuis le plus bas degré jusqu’au plus haut ; et de déterminer a priori, d’après ce principe de la convenance, le degré de l’émotion agréable ou douloureuse. Peut-être même arriverait-on à tirer de ce même principe une classification des différents ordres de tragédies, et à en épuiser a priori toutes les classes imaginables, jusqu’à en dresser une table complète. On pourrait alors, une tragédie étant donnée, lui assigner sa place, fixer à l’avance, non-seulement la nature, mais le degré d’émotion que, d’après le genre auquel elle appartient, elle ne pourra dépasser. Mais réservons cet objet, pour le développer à part, en son lieu.

Veut-on savoir à quel point l’idée de la convenance morale l’emporte dans notre âme sur la convenance physique ? quelques exemples particuliers le feront reconnaître jusqu’à l’évidence.

Quand nous voyons Huon et Amanda’liés au poteau du martyre, libres tous deux de choisir, et tous deux se déterminant à mourir d’une mort atroce, par le feu, plutôt que d’acquérir un trône par une infidélité envers l’objet aimé, qu’est-ce qui peut bien faire pour nous de cette scène la source d’un plaisir si céleste ? L’opposition de leur état présent avec la riante destinée dont ils n’ont point voulu, cette apparente contradiction de la nature, qui récompense la vertu par le malheur, ce démenti contre nature donné à l’amour de soi, etc., tout cela, en éveillant dans notre âme tant d’idées de disconvenance,