Comment mes tristes yeux aux pleurs ont pu suffire,
Aux complaintes ma bouche et mon cœur aux douleurs.
Je n’y vois point de cesse, et ma peine cruelle,
Que le temps deust vieillir, sans fin se renouvelle,
Poussant maint rejetton espineux et tranchant ;
Une nuict de fureurs rend horrible ma vie,
Le deconfort me suit encor que je le fuye,
Et la raison me fuit plus je la vay cherchant.
Ô Dieu ! mon seul refuge et ma guide asseurée,
Peux-tu voir sans pitié la brebis esgarée,
Estonnée, abbatue, à la merci des sens,
Qui, comme loups cruels, taschent de s’en repaistre ?
Presque le desespoir s’en est rendu le maistre,
L’effrayant de regars et de cris menaçans.
N’abandonne ton œuvre, ô Dieu plein de clemence !
Si je t’ay courroucé par trop d’impatience,
Plaignant de mes plus chers l’infortuné trespas ;
Si je me suis matté d’excessive tristesse,
Excuse des mortels l’ordinaire foiblesse :
Seigneur, tu es parfait et l’homme ne l’est pas.
Toy-mesme, ô souverain, nostre unique exemplaire,
Quand tu veis ton amy dans le drap mortuaire,
L’œil clos, les membres froids, palle et defiguré,
Ne te peus garantir de ces piteux allarmes ;
Les soleils de tes yeux furent baignés de larmes,
Et du Dieu de la vie un corps mort fust pleuré.
Moy donc qui ne suis rien qu’un songe et qu’un ombrage
Se faut-il estonner, en ce terrible orage,
Si ce qui t’a touché m’a du tout emporté ?
Si pour un de tes pleurs j’ay versé des rivieres,
Toy, soleil flamboyant, seul pere des lumieres,
Moy, nuage espaissi, moite d’obscurité ?
Quand de marbre ou d’acier mon ame eust été faite,
Las ! eussé-je peu voir tant d’amitié desfaite,
Sans me dissoudre en pleurs, sans me deconforter ?
Voir de mon seul espoir les racines seichées
Et les plus vives parts de moy-mesme arrachées,
Mon cœur sans se douloir l’eust-il peu supporter ?
Je n’y pense jamais (et j’y pense à toute heure)
Sans maudire la mort, dont la longue demeure
Apres vous, chers esprits, me retient tant ici.
J’estoy premier entré dans ce val miserable :
Il me semble, ô Seigneur ! qu’il estoit raisonnable
Que, le premier de tous, j’en deslogeasse aussi.
Mais en tous ces discours vainement je me fonde ;
Tu les avois prestez et non donnez au monde,
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