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« Laissez, laissez, lui dit-il, votre potage vaut mieux que vos Psaumes. » Desportes ne releva point cette grossièreté, mais ne souffla mot pendant tout le repas : au sortir de table, ils prirent congé l’un de l’autre et ne se revirent jamais. L’éplucheur de syllabes n’en fut pas quitte pour cette rupture. La verve moqueuse de Régnier lui inspira un désir de vengeance qu’il ne put comprimer : l’ennemi mortel des enjambements reçut en pleine poitrine la neuvième satire, qui a d’ailleurs l’importance d’un manifeste littéraire. L’auteur y dit de notre poëte :

Or, Rapin, quant à moy, je n’ay point tant d’esprit.
Je vay le grand chemin que mon oncle m’apprit,
Laissant là ces docteurs, que les Muses instruisent
En des arts tout nouveaux ; et s’ils font, comme ils disent,
De ses fautes un livre aussi gros que le sien,
Telles je les croirai quand ils auront du bien,
Et que leur belle Muse, à mordre si cuisante,
Leur don’ra, comme à luy, dix mille écus de rente,
De l’honneur, de l’estime, et quand, par l’univers,
Sur le luth de David on chantera leurs vers ;
Qu’ils auront joint l’utile avec le délectable,
Et qu’ils sçauront rimer une aussi bonne table.

Malherbe n’osa faire bâtonner le neveu d’un homme influent, comme il avait fait rouer de coups le poëte Berthelot, pour se venger d’une parodie[1]. Sa colère s’épancha sur les œuvres mêmes, et, d’une main crispée, il barbouilla tout un exemplaire de ses notes critiques ou soi-disant telles. Ce griffonnage passa dans la bibliothèque du fameux Balzac, puis dans celle du président Bouhier : il se trouve maintenant à l’hôtel Mazarin. Charles Nodier en possédait une copie. Les remarques du lourd pédant n’ont aucune valeur. Il s’en exhale un parfum d’épicerie, une odeur de savon et de suif, qui dénote la vocation réelle du censeur : pourquoi Malherbe n’a-t-il point trôné dans un comptoir, ne s’est-il point prélassé dans une arrière-boutique ?

Mais, si l’école des arrangeurs de mots ne traitait pas bien notre poëte, les marques de déférence ne lui manquaient point : on l’en obsédait même, comme la plupart des hommes illustres. On lui apportait une foule d’ébauches, qu’on le priait de juger, avec la ferme espérance qu’il les trouverait admirables. Un avocat lui ayant ainsi confié un gros poëme, le malin abbé transmit la tâche à son neveu. L’auteur disait dans un endroit :

Je bride ici mon Apollon.
  1. Observations de Ménage sur les poésies de Malherbe, p. 517.