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Si j’en veux approcher, reculer je la voy ;
Si je vay au devant, elle fuit en arriere,
Et dit que c’est en vain que d’elle je pretens
Secours en mon dommage ;
Car les dieux, qui ne sont de mes malheurs contens,
M’en gardent davantage.

Ils veulent que je vive, afin de faire voir
Toute l’ire du ciel dans un homme assemblée,
Et tout ce que l’enfer dedans soy peut avoir
Pour tourmenter une ame et la rendre troublée ;
Car l’éternelle nuit ne couve point d’horreur,
De tourmens et de flames,
De pleurs, de peurs, de morts, de remords, de fureur
Qui ne loge en mon ame.

Je ne sçay qui je suis, je ne me connoy point,
Sinon que pour un homme où tout malheur abonde.
Las ! je me sens reduit à un si piteux point,
Que, me faschant de moy, je fasche tout le monde.
Et ce qui plus me trouble et me fait blasphemer
Nature et la fortune,
C’est que je ne sçauroy seulement exprimer
L’ennuy qui m’importune.

Il faut que je le couvre et l’estouffe au dedans,
Pour ne le pouvoir pas assez tristement plaindre,
Dont je viens à sentir mille charbons ardans,
Que larmes et soupirs n’ont puissance d’estaindre ;
Seulement je me plais, me mettant à penser
Que tel est mon martire,
Que, quand le ciel voudroit plus fort se courroucer,
Je ne puis avoir pire.

S’il advient quelquefois qu’outre ma volonté
Du logis où je suis j’abandonne la porte,
Je chancelle à tous pas d’un et d’autre costé,
Tant l’excez du malheur hors de moy me transporte ;
Je ne parle à personne et chemine incertain,
Comme il plaist à ma rage ;
Si quelqu’un me rencontre, il me prend tout soudain
Pour un mauvais presage.

Bien que je sois comblé de toute affliction,
Et que mon juste dueil par le tans ne s’appaise,
Mes amis seulement n’en ont compassion,
Et semble qu’en mon mal tout le monde se plaise ;
Mesme aux plus durs assauts de ma calamité,
J’entr’oy comme un murmure
De ceux qui vont disant que j’ay bien merité
Le tourment que j’endure.