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J’auray pour me gesner tousjours en la memoire
Les biens que j’ay perdus, vos beautez, vos discours,
Tant d’estroites faveurs, tant de nuicts, tant de jours,
Qu’Amour ne m’espargnoit un seul point de sa gloire !

Ô devoir rigoureux ! grande est la tyrannie
Que si superbement tu exerces en moy,
Puis que ces doux plaisirs n’ont rien peu contre toy,
Et que pour t’obeïr toute amour j’ay bannie !

Bannie, helas ! nenny ! quand et moy je la porte :
C’est le sang et l’esprit dont je suis composé,
Et le cruel devoir qui me rend maistrisé,
Au lieu de l’affoiblir, la fait tousjours plus forte.

Il est vray qu’il a peu ceste fois me contraindre,
Mais c’est ce qui l’augmente, irritant son effort ;
Amour n’est rien que flamme, et la flamme ard plus fort
Quand par une closture on la pense restraindre.

J’accuse mon devoir d’une erreur que j’ay faite,
Moy qui par trop d’égard me suis veu decevoir ;
Car falloit-il connoistre en terre autre devoir
Qu’estre tousjours aupres de beauté si parfaite ?

Mais, qu’eust-on dit de moy ? J’eusse laissé mon maistre,
Serviteur infidelle, ingrat et malheureux.
Ah ! j’ay trop de raison pour un homme amoureux !
Avec tant de respects Amour ne sçauroit estre.

Ce dieu sur tous les dieux n’auroit pas la maistrise,
Si tousjours par sagesse il se laissoit guider ;
Pour ne connoistre rien l’amant se doit bander,
Et faut que toutes loix pour sa dame il mesprise.

Ceux qui ne sont touchez de l’amoureuse flame,
Dont le sang est moins chaud et le poil plus grison,
Gardent seuls le devoir, l’honneur et la raison :
Je dois tout violer pour complaire à ma dame.

Et puis mon jeune roy n’a pas l’ame sauvage,
Amour assez de fois l’a soumis à sa loy ;
Quand il eust sceu mon mal, prenant pitié de moy,
Il m’eust bien dispensé d’un si fascheux voyage.

Aussi bien je le suy separé de moy-mesme,
Sans cœur et sans esprit qu’en vos yeux j’ay laissé,
Et n’ay plus que le corps, tout palle et tout glacé,
Animé seulement de ma douleur extrême.

Mais que le fier destin à son gré me promeine
D’un et d’autre costé, par les tans plus divers,
Sous l’ourse, en la Scythie, entre cent mille hyvers.
Tousjours de vostre amour mon ame sera pleine.

Mes yeux pourront bien voir mainte chose admirable,
Autre ciel, autre terre, autre peuple indonté ;