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Et quand l’amour plus ardant me brûloit,
M’estre gardé de lascher une plainte ?

Que m’a servy cette libre apparance,
Dont j’abusoy vos valets curieux,
Et pour chasser toute leur deffiance
Avoir donné tant de loix à mes yeux ?

Que m’a servy la peine que j’ay prise
À gouverner un mary mal-plaisant,
Et, tant de jours avec luy m’amusant,
Perdre à l’ouyr le peu de ma franchise ?

Que m’ont servy ces mespris ordinaires,
Qui l’empeschoient de devenir jaloux,
Ces libertez et ces feintes coleres,
Dont quelquefois vous entriez en courroux ?

Que m’ont servy tant d’errantes pensées,
Qui m’égaroient loin des gens et du bruit ?
Que m’ont servy, sous l’horreur de la nuit,
Tant de sanglots et de larmes versées ?

Helas ! de rien ; tout me porte nuisance.
Et mes respects vous rendent sans pitié !
Car vous croyez qu’en telle patience
J’ay peu de mal et fort peu d’amitié.

Si j’aimoy bien, je ne pourroy connoistre
Tant de dangers que je vay évitant.
Un fort desir tout conseil va dontant,
Avec l’amour la raison ne peut estre.

De tels propos, tyrans de mon courage,
Vous me blasmez au lieu de m’estimer :
Qui voit si clair et qui demeure sage
(Ce dites-vous), ne sçauroit bien aimer.

Ah ! je l’advouë et tiens pour veritable
Que loin d’Amour la sagesse s’enfuit ;
J’en sers de preuve, aimant ce qui me nuit
Et bannissant ce qui m’est profitable.

Respondez-moy, ma mortelle deesse,
Vous qui m’avez en rocher transmué :
Est-ce monstrer d’avoir quelque sagesse
Que d’adorer vos yeux qui m’ont tué ?

Quelle fureur peut estre tant extrême
Qu’estre tousjours de soucis agité,
Pour l’appetit chasser la volonté,
Aimer un autre et se hair soy-mesme ?

N’estre jamais une heure en mesme sort
Pallir, rougir, esperer et douter,
Aux ennemis laisser libre la porte,
Et pour les sens la raison rejeter ?