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Rodomont s’en approche et le tient embrassé,
L’estraint estroitement et le rend tout froissé,
Luy fait tirer la langue, et fait que du martyre
L’esprit tombe à l’envers sans que plus il respire.
Le payen ne s’arreste et marche plus avant,
Vers la porte d’enfer sa victoire suivant.
Pluton, pour l’empescher, luy jette une fiole
Pleine du desespoir et du mal qui r’affole
Les amoureux jaloux ; mais luy, qui n’en fait cas,
La reçoit dans la main et respand tout en bas.
« Garde, roy des enfers, garde ta mercerie[1],
(Dit-il en se mocquant) pour la forcenerie
De ces foux abusez, esperdus, insensez,
Qui des jeux d’un enfant se sentent offensez ;
De moy je ne crains point ny les feux ny la glace,
Ny les monstres hideux, ny tout ce qui s’amasse
D’horrible en tes enfers et de plus odieux ;
Et m’estonne aussi peu des enfers et des cieux
Qu’aquilon, au sortir de sa cave declose,
Fait cas de rencontrer un voile qui s’oppose. »
Ainsi dit Rodomont, qui s’altere en parlant,
Et qui sent au dedans un feu si violant
De travail, de sueur, de passion et d’ire,
Qu’il abandonne tout, courant droit sans mot dire
Vers le fleuve d’oubly tout noir et tout troublé,
Pour estancher sa soif d’un long trait redoublé.
Mais il n’eut pas baissé la teste pour y boire
Que tout au mesme instant il perdit la memoire,
Et ne se souvient plus des combats entrepris,
Ni de retourner voir Pluton et ses espris,
Qui s’estoient resolus, defaillis de courage,
De luy porter les clefs et de luy faire hommage.
Luy, qui de fait aucun ne s’est plus souvenu,
Se remet au chemin dont il estoit venu ;
Il passe derechef l’infernale riviere,
Et derechef encor il revoit la lumiere
De nostre beau soleil, deçà delà courant,
Et ne sejourne point dans un lieu demourant,
Jusqu’à tant qu’à la fin il se trouve en la place
Où gisoit son corps mort tout gasté par la face,
Puant et corrompu ; les os en blanchissoient,
Et cent mille corbeaux à l’entour croassoient.
Alors, tout furieux de voir sa sepulture,
Court apres les corbeaux qui prenoient leur pasture

  1. Marchandise