Et se debat si fort, que la barque froissée
Laisse au milieu de l’eau sa charge renversée.
Les manes font un bruit, et Caron par ses cris
Reclame à son secours Pluton et ses esprits
L’ombre du roy deffunt, hautaine et genereuse,
Court à sa volonté dedans l’eau tenebreuse,
Entraînant les esprits, la barque et le nocher,
Et tasche tant qu’il peut de la rive approcher,
Pour entrer par surprise en la maison ardente.
Mais Pluton cependant tempeste et se tourmente.
Ne sçait qu’il doive faire, afin de resister
À ce fier ennemy, qui le veut debouter
Du royaume des morts, qu’il eut pour son partage,
Quand trois du monde entier partirent l’heritage ;
Et craint que Jupiter le veuille déloger.
Pour avecques le ciel son empire ranger.
Proserpine, qui sent une pareille crainte,
Dresse contre le ciel son amere complainte,
Puis d’une voix cassée esperdument criant,
Avec ces mots plaintifs les esprits va priant :
« Ô vagabonds esprits ! ô malheureuses ames !
Qui brûlez dans la glace et gelez dans les flames !
Vous qui ne sentez point en ces lieux malheureux
De tourment si cruel que le mal amoureux !
Encor que la pitié n’ait point icy de place,
Resistez par pitié contre cil qui pourchasse
De m’oster la couronne et se faire empereur
De ces lieux pleins d’effroy, de silence et d’horreur.
Opposez vostre force à la sienne cruelle,
Et soyez animez par ma juste querelle.
Si vous me secourez en cette extrémité,
Par le fleuve de Styx, par cette obscurité,
Par le fuzeau des Sœurs, par leurs trames fatales,
Et par les crins retors des fureurs infernales,
Je jure et vous promets de si bien m’employer,
Que vos dames un jour, pour leur juste loyer,
Viendront en ces bas lieux et sentiront la paine
Que merite à bon droit toute dame inhumaine.
« Et vous, foibles esprits, qui sentez seulement
(Francs des flames d’Amour) l’ordinaire tourment
Qu’on endure aux enfers pour quelque erreur commise,
Si vous me secourez, je vous mets en franchise ;
Je veux qu’on vous delivre, et que, sans endurer,
Vous puissiez icy bas pour plaisir demeurer,
Si l’on peut icy bas quelque plaisir attendre,
Et si quelque soulas aux enfers se peut prendre. »
Page:Œuvres de Philippe Desportes (éd. 1858).djvu/436
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.