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L’autre admire ses bras, qui paroissent si forts ;
L’autre admire, effroyé, la grandeur de son corps ;
Et mesme, en le voyant, ils font doute de croire
Qu’il soit mort et qu’un homme en ait eu la victoire.
Charles, qui veut sacrer à l’immortalité
Ce haut fait de Roger par son sang acheté,
Fait desarmer le corps des armes redoutées,
Qui sont, comme un trophée, au plus beau lieu plantées
De Paris la peuplée, afin qu’à l’avenir
Les François estonnez s’en peussent souvenir.
La grand’ masse de chair jà relante et pourrie
Est traisnée à grand force et mise à la voirie,
Pasture des corbeaux de tous les prochains lieux,
Qui font en croassant maint repas de ses yeux.
L’ame de Rodomont en blasphemant arrive
Au fleuve d’Acheron, et voit dessus la rive
Mille images ombreux, attendans sur le bord
Le nautonier Caron pour les conduire au port.
Caron le nautonier est dessus la riviere,
Conduisant les esprits que la Parque meurtriere
A despouillé des corps ; le nombre est si espais,
Que sa vieille nasselle en gemit sous le faix.
L’ombre du fier payen, qui n’a loisir d’attendre
Que le patron d’enfer retourne pour la prendre,
S’efforce de passer, despitant, maudissant,
Le ciel et les enfers sans repos menaçant.
Caron le voit venir, qui s’allume de rage
De ce qu’il le privoit des droits de son peage,
Et vient pour l’empescher, la rame dans la main,
Tout prêt à le charger s’il ne s’enfuit soudain.
L’esprit audacieux sa force a mesprisée,
Et luy dit en jetant une amere risée :
« Si les ombres d’enfer ne sont autre que toy,
Je veux que tout l’enfer obeysse à ma loy ;
Je le veux, je le puis, ma force est assez grande
Pour me faire seigneur de l’infernale bande.
Pource fuy-t’en d’icy, vieillard, va te cacher ;
Je veux pourvoir l’enfer d’un plus brave nocher. »
Caron, qui veut donter sa folle outrecuidance,
Tenant la rame au poing, tout rechiné s’avance,
Pensant le renverser au plus profond de l’eau.
Mais l’esprit se recule à costé du bateau,
Puis d’extrême vitesse il saute en la nasselle,
Qui de la pesanteur de son costé chancelle,
Prend Caron par la barbe et le crin blanchissant,
L’enfer de ses hauts cris est tout retentissant,