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Ainsi resta la roche, et au troupeau sauvage
Jamais à l’advenir ne servira d’ombrage ;
Et la belle fontaine heureusement coulant,
Qui d’un reply tortu fait un tour ruisselant,
Avec son mol ombrage et son eau froide et claire
N’a pouvoir d’amortir sa brûlante colere.
Il y jette des troncs, des pierres, des rameaux,
Et n’a jamais cessé qu’il n’ait troublé ses eaux ;
Puis, tout mol de sueur, de travail et de peine,
Il chet dessus le pré sans pouls et sans haleine,
Plein d’ire, de dédain et de forcenement,
Et, les yeux vers le ciel, soupire incessamment.
Ni pour vent, ny pour froid, ny pour chaleur qu’il face,
Jamais il ne voulut abandonner la place
Où, sans dire un seul mot, il demeure couché,
Et tousjours vers le ciel a le regard fiché.
Il y fut si long-tans sans manger et sans boire,
Que la nuit par trois fois vestit sa robe noire,
Et trois fois Apollon, sortant du creux sejour
De l’humide ocean, nous alluma le jour,
Et tousjours la rigueur du mal qui le transporte,
En le diminuant, s’aigrit et se fait forte.
Si qu’en fin, tout gaigné de si noire poison,
Apres le sens troublé s’égara la raison,
Et le jour ensuivant, d’une main outrageuse,
Il se meurtrist la face horriblement hideuse.
Il écume de rage et derompt sans repos
La maille et le plastron qu’il a dessus le dos.
Icy tombe l’espée et, sur une autre place,
Les brassars, les cuissots et le corps de cuirace ;
Plus loin chet la sallade, et tout par tout le bois,
En mille lieux divers, il seme son harnois.
D’heure en heure plus fort sa rage le maistrise ;
Or’ il rompt son pourpoint et ores sa chemise.
Et court d’un pas subtil, écumant, forcenant,
Et de mille façons ses lèvres trançonnant.
Il monstre à nud la ventre, et le dos et l'échine,
Et quand plus sa fureur puissamment le domine,
Il arrache de terre un grand chesne et un pin,
Comme s’il arrachoit de la sauge ou du thyn.
Tout en bruit il l’entour, les rocs cavez en sonnent,
Et les bergers des champs tous effrayez s’estonnent,
Puis veulent voir que c’est ; mais, pronts au repentir,
Bien-tost gaignent au pied, se pensans garantir.
Le fol se met apres, et d’une main meurtriere,
En leur froissant les os, les abat par derriere ;