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Puis, lorsqu’il se voit seul, la douleur, qui le guide,
Luy commande plus fort et va laschant la bride
Au penser qui remporte, et sans trêve il respand
Un grand fleuve de pleurs, qui des yeux luy desçand
Jusques sur la poitrine, et le soin qui l’esveille
Ne luy veut consentir qu’un moment il sommeille.
Deçà, de là se vire, ores sur ce costé,
Ores dessus cet autre ; il n’est point arresté,
Se tourne impatient, et, quelque part qu’il aille,
Sa jalouse fureur luy livre la bataille.
Il cherche tout le lict, les plumes estreignant,
Et ne trouve un endroit qui ne soit plus poignant
Que l’espine et la ronce, et pense, en cette paine,
Que c’estoit le lieu mesme où sa belle inhumaine
Caressoit son Medor, et, pour ce tout despit,
Il abhorre la plume et saute hors du lict.
Comme quand un berger sur l’herbe se renverse
Et découvre à ses pieds, marqué de couleur perse,
Un serpent qui se traisne en sifflant bassement,
Tout estonné se leve et fuit hastivement.
Roland, plein de dédain, s’habille en diligence ;
Il vestit son harnois, reprend sa forte lance
Et ressaute à cheval, sans attendre le jour,
Ni que la belle Aurore annonçast son retour.
Il pique à travers champs, et la nuit solitaire,
Qui tient tout assoupy, refraischit sa misere.
Il s’outrage soy mesme, et d’un cry furieux
Il maudit l’innocence et blaspheme les cieux,
Et sanglotte sans fin ; puis, quand le jour se leve,
Son-trop ferme soucy plus durement le grève.
Il va deçà delà par les lieux écartez,
Et fuit tant comme il peut les bourgs et les citez.
Sa veuë est égarée, et, avec triste mine,
Sans penser au chemin, tout le jour il chemine,
Laschant maints chauds regrets et maints soupirs tranchans,
Qui renflamment le ciel, l’air, la terre et les champs ;
Il forcene de rage, et sent dedans sa teste
Pesle-mesle tourner l'orage et la tempeste ;
Et Neptune, en hyver, n’écume en tant de flots
Comme il a dans le cœur de tourbillons enclos.
Puis, si tost que la nuit les paupieres nous serre,
Il descend dans un bois et se veautre sur terre,
Criant horriblement, et le somme ocieux
N’a nul charme assez fort pour luy clore les yeux.
Qui distillent tousjours mille pleurs qui descendent,
Et, comme d’un torrent, à grands flots se respandent.