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Mais, ô cruel amy ! ta flamme est-elle estainte,
Que tu n’es point touché de ma dure complainte ?
Ton oreille est bouchée à mes cris enflammez,
Et pour ne voir mes pleurs tes beaux yeux sont fermez.
Ah ! que de desespoirs tyrannisent ma vie !
Helas ! tourne un regard devers moy, je te prie !
Respons-moy, Lycidas ; peux-tu voir sans parler
Ton malheureux Damon tout en pleurs s’écouler ?
Au nom de son amy, miracle ! il s’evertuë
D’elever quelque peu sa prunelle abbatuë,
Qui semble une fleurette où toute humeur defaut,
Seche sur un rivage espuisé par le chaud ;
Mais Clothon, qui plus loin n’a limité son terme,
D’une outrageuse main pour jamais la referme.
Damon, plus que devant au dueil s’abandonnant,
Rend d’esclatans regrets l’air voisin resonnant,
Couvre le corps de sang, de cheveux et de larmes,
Et tousjours la fureur luy fait nouveaux allarmes,
Qui ne cesse qu’alors qu’un spasme appesanti
Luy derobe l’esprit, de foiblesse amorti.
Tandis des faits nouveaux la courriere emplumée
Par tout ceste merveille aussi-tost a semée,
Chacun court sur la place, et sent en approchant
Qu’un long trait de pitié son esprit va touchant ;
Au moins humain de tous l’œil de larmes degoute,
Et du plus mort des deux les regards sont en doute.
Alors quelques amis, que la foule entouroit,
Trouvant l’un tout glacé, l’autre qui respiroit,
Portent, en soupirant de façon lamentable,
Le blessé dans un lict, le mort sur une table.
Quel rempart assez fort la raison te garda,
En ce torrent de dueil, qui sur toy deborda,
Valeureux Cleophon, quand la triste merveille
D’un tel bruit vint frapper ton ame et ton oreille ?
Le rocher de ton cœur, d’invincible vertu,
À ce terrible choc se vit presque abbatu,
Et rompu de tout point par la vague effrenée.
Tant peut l’amitié sainte en une ame bien née !
Sceptre ny majesté n’ont pouvoir d’empescher
Que cette affection ne le vienne toucher,
Court au lieu pitoyable, où, d’une force extreme
Reserrant et pressant son angoisse en soy-mesme,
S’approche du blessé, qui mourant languissoit.
Et plus à son amy qu’à son mal il pensoit !
Ce grand roy le console et, d’un plaisant langage,
Voile de son ennuy, luy remet le courage,