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Et qu’ils puissent un jour, pleins de felicité,
Remonstrer sagement ce qu’ils ont merité.
Mais il est mal aisé que leurs tristes pensées,
Ou de leurs yeux legers les œillades lançées,
Ou quelque chaud soupir par mégarde lasché,
Ne découvre à la fin ce qu’ils avoient caché.
Qui veut donc receler une amoureuse flame,
Il faut qu’en adorant sa deesse en son ame,
Il feigne aimer ailleurs, et le feigne si bien,
Que le peuple s’abuse et n’y connoisse rien ;
Non le peuple sans plus, mais la dame empruntée
Doit estre tellement par sa feinte enchantée,
Par ses brûlans soupirs, par ses mots déguisez,
Et par ses yeux trompeurs de larmes arrosez,
Qu’elle afferme en son cœur qu’il ne se sçauroit faire,
Qu’une Venus nouvelle à soy le peut attraire.
Celuy qui sagement ainsi se peut former,
Déguisant sa pensée, est seul digne d’aimer.
Las ! je merite donc d’aimer toute ma vie !
Car je sçay deçevoir la malice et l’envie
Par fausses passions, je sçay bien soupirer,
Je sçay de mes deux yeux deux fontaines tirer,
Pour fléchir la rigueur d’une feinte maistresse ;
Je sçay faire le triste, accusant sa rudesse,
Tenir les yeux en bas de mes pleurs tous lavez,
Et monstrer que ses mots dans mon cœur sont gravez ;
Bref, je puis à bon droit me donner cette gloire
Que, quand j’ay feint d’aimer, je l’ay peu faire accroire.
Mais ce qu’il faut douter, ce chemin poursuivant
Avec tant de labeurs, c’est que le plus souvant
La deesse en nos cœurs saintement adorée,
Pour loyer de la peine en feignant endurée,
Juge tout autrement de nostre volonté,
Et prend la fiction pour une verité,
Si bien que cette amour sagement commençée
Par une impatience est souvent delaissée.
Madame, en qui le ciel liberal a posé
Tout ce qu’il reservoit de rare et de prisé,
Estant serf de vos yeux, je ne dois avoir crainte
Que vous pensiez jamais mon amour estre fainte,
Car si le plus souvent je feins ne vous voir pas,
Si, craignant vous trouver, je tourne ailleurs mes pas,
Si je n’ose en mourant vous conter mon martire,
Si près d’une autre dame esperdu je soupire,
Si je dy que je meurs blessé de sa beauté,
Si le peuple me juge ardamment agité,