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Mais si, par mon malheur trop cruelle et trop fiere,
Vous ne vous fléchissez au son de ma priere,
Sans plaisir, sans confort, triste et desesperé,
Je veux blasmer le ciel contre moy conjuré,
Et maudire ma vie, où tout malheur abonde,
Prenant congé d’Amour, le seul bien de ce monde.
Car que me servira que je sois redouté,
Que j’aye en mon printans maint effort surmonté,
De m’estre veu le chef de si grandes armées,
D’avoir des ennemis les campagnes semées,
D’estre échappé vainqueur de cent mille dangers,
D’estre le seul effroy des princes estrangers,
D’un roy si genereux avoir pris ma naissance,
Courageux, indonté, d’invincible puissance ;
Avoir dessus mon front semé tant de lauriers,
Avoir jeune arraché la palme aux vieux guerriers,
Jusqu’au plus haut du ciel planté ma renommée,
Que le tans ny la mort ne rendront consommée,
Bien voulu d’un chacun, bien craint, bien estimé,
Si de vous seulement je ne puis estre aimé,
Et si vous refusez de m’estre favorable ?
La grandeur sans amour est chose miserable.
J’aimeroy beaucoup mieux estre né bassement,
N’avoir point tant de cœur, ny tant de sentiment,
Que mon esprit fust lourd et mon ame pesante,
Ma douleur pour le moins ne seroit si cuisante ;
Car plus un homme est grand et de gloire animé,
Plus chaud est le brandon qui le rend consumé ;
Et le mal qui le presse est beaucoup plus terrible
Que celuy du commun, qui est presque insensible.
Puis je croy fermement qu’Amour victorieux
A des flèches à part pour les rois et les dieux,
Et ne sçauroy penser que les grands il surmonte,
Comme le peuple bas, dont presque il ne fait conte.
Las ! de ses traits choisis mon cœur est traversé,
Il a tout dedans moy son carquois renversé ;
Je suis sa trousse mesme et sa chaude fournaise ;
Vos yeux et mes pensers en nourrissent la braise,
Dont mon cœur languissant sera tost devoré,
Si par l’eau de pitié ce feu n’est moderé.
Car, le voulant couvrir d’une froide apparence,
Par ma discretion j’accrois sa violence ;
De vous voir bien souvent ne faisant pas semblant,
Quand je suis tout en feu feignant d’estre tremblant,
Et me monstrant joyeux en ma douleur cruelle,
Seul entre tous les grands qui mes amours recelle.