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Et les noires vapeurs, qui troublent mon cerveau,
M’y dépeignent sans fin quelque soucy nouveau.
Une fois je te voy que ma douleur te touche,
Les yeux couverts de pleurs, les sanglots à la bouche,
Et d’un habit de dueil ombrageant ta beauté,
Blasphemer le devoir qui si loin m’a jeté.
Mais las ! presque aussi-tost ton image adorée
Se fait voir devant moy, plus gaye et plus parée,
Et mon esprit jaloux, facile à s’offenser,
Juge que loin des yeux je suis loin du penser,
Qu’en vain je te reclame et que ta fantasie,
Oubliant nos amours, d’autre flamme est saisie.
Lors d’ire et de despit je m’esveille en sursaut
Et, le songe cessant, ma frayeur ne defaut ;
Car je reste long-tans si vaincu de ce doute,
Que de froide sueur tout le corps me degoute ;
Je n’entens ny ne parle, immobile et transi.
On me jugeroit mort qui me verroit ainsi.
Puis, comme peu à peu je rentre en connoissance.
L’esprit me revenant, ma douleur recommance ;
Mille jaloux soucys m’environnent le cœur,
Et, comme les amans entretiennent leur peur,
J’alambicque mon songe et le tiens veritable.
Je me plains de ta foy, peut-estre, inviolable ;
Je maudy les sermens qui m’alloient abusant,
Et conclus pour la fin, ma simplesse accusant,
Qu’amour long-tans ne dure en l’esprit d’une femme,
Si l’œil ou le discours n’en conserve la flame.
Puis en me reprenant, contre moy courrouçé,
Je deteste ma faute et m’appelle insensé
Qu’un simulacre feint me remplisse de crainte,
Apres les vrais effets de ton amitié sainte.
Las ! ce dis-je, ô mon bien ! je paye ingratement
L’angoisse, où je te vey pour mon departement.
Tant de regrets tranchans, tant de larmes versées,
Hors de mon souvenir sont bien-tost effaçées.
Quel amant desormais pourra vivre sans peur,
Puisque ces vains pensers sont reçus en mon cœur,
Et que la jalousie, avec toute sa glace,
Parmy de si grands feux peut encor avoir place ?
O maudite fureur, sans tes soucis mordans
Amour tousjours enfant n’auroit griffes ny dans !
Voilà par quels destours vague ma fantasie,
Calant[1] ore à l’Amour, ore à la jalousie,

  1. Cédant, s’abandonnant, du verbe italien calare.