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Est-ce pas bien aimer que de ne rien penser
Qu’en la fiere beauté, qui me fait insenser ?
Vivre du seul objet dont la rigueur me tuë,
Voir renforcer ma foy plus elle est combattuë,
Servir d’ame et de cœur sans espoir d’aucun bien,
Desirer toute chose et ne demander rien,
Discourir sans discours, estre vaillant de crainte,
N’avoir dedans l’esprit qu’une figure emprainte,
Pour un mot de travers souffrir mille trespas,
Quitter pour un martel et repos et repas,
Ne sentir des desdains mon ardeur refroidie,
Et courir à la mort fuyant la maladie.
Telles sont mes amours, tels sont mes passetans !
Cependant, misérable, aucun bien je n’attans ;
Mais plus je continuë en ma course premiere,
Plus mon chemin s’esloigne et me trouve en arriere.
Las ! pour comble d’ennuy, je ne puis me tenir
De penser au malheur qui me doit advenir ;
Et ce qui plus me trouble et renforce ma plainte,
C’est lors que je prevoy qu’il faudra par contrainte
Que ce divin esprit, dont je suis detenu,
S’assujettisse aux loix d’un peut-estre inconnu,
Et cede à la coustume aux amans si contraire,
Qui l’or et la richesse au merite prefere.
Mais plustost que de voir ce desastre approcher,
Que le ciel me transmuë en pierre ou en rocher !
Aussi bien s’il advient, ma douleur excessive
Ne souffrira jamais qu’une heure apres je vive.
Toutesfois quand le ciel, pour m’outrager plus fort,
Envieroit à mon mal ce dernier reconfort,
A l’instant pour jamais je quitteroy la France,
Comme indigne de voir vostre aimable presance,
Et m’en iroy choisir, triste et desesperé,
Aux pays plus perdus quelque lieu separé,
Sauvage, inbabilé, desert et solitaire,
Pour maudire à mon gré la fortune adversaire.
Et passerois ainsi le reste de mes jours,
Compagnon des lions, des serpens et des ours.
Il est vray que je veux, quelque ennuy qui m’avienne,
Que de vos yeux divins sans cesse il me souvienne ;
Car, parmy les rochers et les antres secrets,
Le matin et le soir, en faisant mes regrets,
J’apprendray vostre gloire aux murmurans rivages,
Aux oyseaux passagers et aux bestes sauvages,
Qui viendront pour m’ouyr des forests d’alentour,
Et plaindront en longs cris ma peine et mon amour.