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Car quand cent fois le jour je remets en memoire
De celle à qui je suis le merite et la gloire,
Les beaux lys de son teint, ses propos gracieux,
La puissance des traits que decochent ses yeux,
La douce majesté qui luit dessus sa face,
Et sçachant d’autre part sa grandeur et sa race,
Helas ! je connoy bien que j’ay trop entrepris,
Et qu’un aveuglement a saisi mes esprits,
Que mon vol est trop haut, et que ceste arrogance
D’Icare ou des geans attend la recompanse.
Toutesfois, le sçachant, je ne puis me ravoir,
Et plus je vay avant, plus j’en pers le pouvoir ;
Car quand le desespoir me donne quelque attainte,
La figure en mon cœur si divinement painte
S’offrant devant mes yeux, me fait perseverer
Tant que le desespoir ne m’en peut retirer,
Bien que trop importun sans cesse il me travaille,
Et que mille pensers me livrent la bataille.
Las ! si tost que je suis à part moy retiré,
Quelqu’un de ces pensers contre moy conjuré
Me dresse l’écarmouche et va pressant mon ame,
Me proposant tousjours la grandeur de ma dame ;
Il met devant mes yeux les biens et les honneurs,
La race et les vertus de tant de grands seigneurs,
Desireux comme moy du bien qui me tourmante,
Et qui n’ont peu jouyr du fruit de leur attante.
Chetif (ce dy-je alors), que veux-je devenir ?
Osé-je bien penser de pouvoir parvenir
Jusqu’à si haut degré pour chose que je face,
Apres tant de seigneurs grands de biens et de race ?
Et sur ce desespoir, qui me presse et me point ;
Helas ! c’est fait de moy, je ne me connoy point,
Je fay mille discours, je rève et me dépite.
Maudissant le malheur où je me precipite,
Je me plains de l’Amour, d’où me vient ce souci,
Je regarde le ciel comme un homme transi,
Cependant que mes yeux, sources de mon dommage,
Coulans de larges pleurs, m’arrosent le visage.
Las ! si pour bien aymer on estoit avancé,
Je sçay que je seroy sur tous recompensé,
Et ma longue douleur, peine et perseverance
M’éleveroient au bien dont je pers l’esperance ;
Car je me puis nommer unique en loyauté,
Comme vous estes seule en grace et en beauté,
Et mon amour extrême est comme mon martire :
Plus l’esprit en discourt, moins la bouche en peut dire,