Page:Œuvres de Philippe Desportes (éd. 1858).djvu/329

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais le malheur, que j’eus pour guide en mon voyage
Fist que je ne pris garde à si mauvais presage ;
Toutesfois par trois fois je voulus retourner,
Et mon mal à la fin je ne peu destourner.
Mais qui se fust doublé qu’Amour eut eu puissance
De me ranger alors sous son obeïssance !
On dit qu’il est conçeu d’aise et d’oisiveté,
Et lors un seul moment je n’estois arresté ;
Mon corps et mon esprit vaguoient sans nulle cesse,
Les soucis me faisoient une angoisseuse presse,
Long-tans devant le jour j’en estois réveillé ;
Et bref je me sentois tellement travaillé,
Que j’estois las de vivre, et pensois que ma vie
Aux plus cruels malheurs fust alors asservie ;
Mais, lors que je vous vey, soudain je connu bien
Qu’aupres du mal d’Amour tout autre mal n’est rien.
Dès que je vey vos yeux, j’oubliay toute affaire,
Mesme je m’oubliay ; car je ne peu distraire
Mes yeux de vos regars, mes yeux me trahissoient ;
Car volontairement vers vous ils s’adressoient
Et, voyant flamboyer vostre lumiere sainte,
Estonnez et ravis, ils vacilloient de crainte,
S’en retiroient un peu, puis ils vous regardoient
Pendant que tous mes sens de frayeur se rendoient,
Et que cent mille esprits pleins de subtile flame
Troubloient mon sang esmeu, ma raison et mon ame.
Je connu bien mon mal quand mon cœur l’eut reçeu,
Mais, las ! ce fut trop tard que je m’en aperçeu.
Car celant ma douleur par mes yeux confessée,
Je fey comme la biche alors qu’elle est blessée :
Elle fuit le chasseur, mais elle ne fuit pas
Le fer qui la traverse et la guide au trespas.
Ainsi je vous laissay ; car j’avois esperance
Qu’un mal pris en voyant finiroit par absance.
O peu fidelle espoir les amans deçevant,
Tu n’es rien qu’un fantôme enflé d’air et de vant !
Je retourne au logis brûlant d’ardeur cruelle,
Et connu, mais en vain, ma playe estre mortelle,
Et que le fer qu’Amour au cœur m’avoit caché,
Par la mort seulement pourroit estre arraché.
Je sentois la poison dans mes os écoulée,
Qui faisoit ses efforts ; mon ame estoit brûlée,
Mon cœur estoit saisi, mes esprits languissoient,
Mille pensers communs dedans moy s’amassoient ;
J’estois confus moy-mesme et ne sçavois que faire,
Sinon de blasphemer la fortune contraire ;