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Aussi durant mon mal ce qui plus me travaille,
C’est, helas ! que j’ay peur que le tourment me faille ;
Car je gouste en souffrant tant de contentement
Que je ne crains rien tant que d’estre sans tourment.
On dit qu’un vieux Romain, lorsque Rome et Carthage,
De tout cet univers combatoient l’heritage,
Pour ne manquer de foy, quittant femme et maison,
Et ses enfans pleurans, revint en sa prison,
Bien qu’il fust asseuré qu’une mort tres-cruelle
Seroit l’injuste prix d’un acte si fidelle.
Or’ j’en fay tout autant : car, cruel contre moy,
Je consens à ma mort pour ne trahir ma foy ;
Et ce qui plus me plaist, languissant de la sorte,
C’est que je suis unique au mal que je supporte,
Et ne sçaurois sentir de plus cruel malheur
Que si quelque autre amant egalloit ma douleur[1].
Je fais un magazin de soucis et de peines,
De tristes desespoirs et de morts inhumaines ;
J’en garde pour le jour et pour l’obscurité,
Ne voulant demeurer sans estre tourmenté.
Car si je ne suis propre à vous faire service,
Au moins ce m’est honneur que pour vous je languisse.
C’est pourquoy de tourmens je suis si desireux,
Veu que sans mes tourmens je serois malheureux ;
Et le jour que je sens quelque nouvelle attainte,
Je revere ce jour comme une feste sainte.
Je vous suis donc, madame, obligé grandement,
Puis que pour vous aimer j’ay cet heureux tourment.
Or ne m’estimez point estre si temeraire,
D’attendre en vous servant quelque plus grand salaire,
Car puis que mes douleurs je ne vous puis payer,
J’aspirerois en vain à plus riche loyer.
Je desire, sans plus, que vous soyez contente
Que je prenne de vous ce bien qui me tourmente,
Que je vive pour vous, que je meure par vous,
Et que vos yeux cruels ne me soient jamais doux.
Car de mon seul penser je reçoy tant de gloire,
Et de ce que j’osay debattre la victoire
En la guerre d’Amour, où je perdy le cœur,
Qu’estant de vous vaincu, je m’estime vainqueur,
Et sens mon amitié trop bien recompensée,
Me souvenant sans plus du vol de ma pensée.


  1. Dans les premières éditions, le poëte comparait ses peines amoureuses aux supplices des martyrs chrétiens et sa constance à leur inébranlable foi. La dévotion lui a fait depuis changer cette strophe.