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Mais je croy le contraire au mal que je supporte ;
Car la seule douleur donne vie à mon corps.

Tout ainsi qu’un flambeau, quand l’humeur nourriciere
Commence à luy faillir, jette haut sa lumiere,
Et scintille plus fort sur le point qu’il defaut ;
Tout ainsi malheureux, lors que ma fin arrive,
Mon feu se fait plus chaud et ma douleur plus vive ;
Le plus rude en amour, c’est le dernier assaut.

Peu rusé que j’estois, je me faisois accroire,
Quand amour de mon cœur eut la premiere gloire,
Que mon mal fust deslors à son extremité ;
Mais, helas ! je connoy, par ses nouvelles brèches,
Qu’il a pour les enfans de moins poignantes flèches,
Et qu’avecques nostre âge il croist sa cruauté.

Comme on voit bien souvent une eau foible et debile,
Qui du cœur d’un rocher goutte à goutte distile
Et sert aux pastoureaux pour leur soif estancher,
Par l’accroist d’un torrent plus fiere et plus hautaine,
Emporter les maisons, noyer toute la plaine,
Et rien qui soit devant ne pouvoir l’empescher.

De ma premiere amour le cours estoit semblable :
Elle erroit peu à peu, çà et là variable,
Le moindre empeschement la pouvoit arrester ;
Mais ce nouveau desir la rend ores si forte,
Que, malgré la raison, tous mes sens elle emporte,
Et ma foible vertu n’y peut plus resister.

Ô moy trois fois heureux, si ma libre pensée
Du puissant trait d’amour n’eust point esté blessée !
Tous ces autres soucis, bourreaux de nos esprits,
La folle ambition, le soin, la convoitise,
Et tant de vains honneurs que l’ignorance prise,
Comme trop bas pour moy j’avoy tous à mespris.

Je les desdaignoy tous, et n’avoy point, de crainte
De voir ma volonté si laschement contrainte,
Appris dès ma jeunesse à dresser l’œil aux cieux :
Et tenant vers le cœur une si ferme roche,
Que rien pour l’assaillir n’en pouvoit faire approche,
Sinon la passion commune aux plus grands dieux.

Helas ! j’en suis vaincu ! je la sens qui saccage,
Comme un fier ennemy, les forts de mon courage ;
Je me rens, mais en vain ; son courroux ne s’esteint.
Elle brûle mon cœur d’une flamme éternelle,
Et me laisse au pouvoir d’une jeune cruelle,
Qui croit le feu d’amour n’estre rien qu’un feu peint.

Ce n’est pas toutesfois le sujet de mes plaintes,
Qu’Amour dedans mon sang ses sagettes ait taintes ;