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Si vous estiez mes yeux, vous n’eussiez mesconnu
Celle qui tient mon ame à son gré prisonniere.

Las vous estes mes yeux ! mais la faute premiere,
Et l’ennuy que par vous je sois serf devenu,
Rend vostre ardant desir sagement retenu,
Et vous fait abaisser pour ne voir ma guerriere.

C’est trop tard, pauvres yeux, c’est trop tard attendu,
La sagesse vous vient lors que tout est perdu,
Un conseil tout divers desormais il faut prendre.

Regardez-la sans cesse, admirez ses beautez,
Et flamme dessus flamme en mon cœur apportez,
Afin que sans languir je sois reduit en cendre.


LVI


Ayant trois ans entiers toute Rome asservie
L’invincible Cesar, du beau sang de Cypris,
Quelques vaillans Romains, à servir mal appris,
Trencherent par le fer son empire et sa vie.

Amour depuis trois ans ma franchise a ravie,
Regnant comme un tyran, sans peur d’estre repris,
Et mes lasches pensers n’ont encore entrepris
D’executer un meurtre, où l’honneur les convie.

Quand le Triumvirat tramoit ses factions,
Rome ne veit jamais tant de proscriptions,
Tant de saccagemens, tant d’injustes supplices,

Comme Amour dedans moy fait de maux infinis.
Ce n’est que sang, que pleurs, que meurtris, que bannis ;
Il volle, il chasse, il brûle et fait mille injustices.


LVII


Autour des corps, qu’une mort avancée
Par violance a privez du beau jour,
Les ombres vont, et font maint et maint tour,
Aimans encor leur dépouille laissée.

Au lieu cruel, où j’eu l’ame blessée
Et fu meurtri par les flèches d’Amour,
J’erre, je tourne et retourne à l’entour,
Ombre maudite, errante et dechassée.

Legers esprits, plus que moy fortunez,
Comme il vous plaist vous allez et venez
Au lieu qui clost vostre dépouille aimée.

Vous la voyez, vous la pouvez toucher,
Où, las ! je crains seulement d’approcher
L’endroit qui tient me richesse enfermée.