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Or je sçay reçonnoistre Amour pour mon vainqueur,
Comme ou vit en aimant sans esprit et sans cœur,
Comme on peut receler une douleur mortelle :
Je sçay brûler de loin et geler aupres d’elle :
Je sçay comme le sang, vers le cœur s’amassant,
De honte ou de frayeur rend un teint pallissant :
Je sçay de quels filés la liberté s’attache,
Je sçay comme un serpent parmy les fleurs se cache,
Comme on peut sans mourir mille morts esprouver,
Chercher mon ennemie et craindre à la trouver.

Je sçay comme l’amant en l’amante se change,
Et comme au gré d’autruy de soy-mesme on s’estrange,
Comme on se plaist au mal, comme on veille en dormant,
Comme on change d’estat cent fois en un momant :
Je sçay comme Amour volle, errant de place en place,
Comme il frape les cœurs avant qu’il les menace,
Comme il se paist de pleurs et de soupirs ardans,
Enfant doux de visage et cruel au dedans,
Qui de traits venimeux et de flames se jouë,
Et comme instablement il fait tourner sa rouë.
Je sçay des amoureux les changemens divers,
Leurs pensers incertains, leurs desirs plus couvers,
Leur malheur asseuré, leur douteuse esperance,
Leurs mots entre rompus, leur pronte meffiance,
Leurs discordans accords, leurs regrets et leurs pleurs,
Et leurs trop cours plaisirs pour si longues douleurs.

Bref, je sçay pour mon mal, comme une telle vie,
Inconstante, incertaine, à tous maux asservie,
S’égare au labyrinth de diverses erreurs,
Sujette à la rigueur de toutes les fureurs,
Et comme un chaud desir, qui l’esprit nous allume,
Enfielle un peu de miel de beaucoup d’amertume.


XXXIV


Amour, à qui j’ay fait tant de fois sacrifice
De mon cœur tout sanglant reduit sous ton pouvoir,
Si la voix d’un mortel peut les dieux esmouvoir,
Tens l’oreille à la mienne, et te monstre propice.

Je ne demande pas que mon mal s’adoucisse,
Que tu blesses ma dame ou change mon vouloir,
Je sçay qu’un si grand heur je ne puis recevoir,
Et que jusqu’à la mort il faut que je languisse.

Pour fruit de mes labeurs donne moy seulement
Que son nom glorieux vive éternellement,
Et que mes vers plaintifs, courriers de son merite,