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J’achevoy de prier, quand je vey d’avanture
Celle dont les beaux yeux sans pitié m’ont deffait.

Ah ! Dieu ! (ce dy-je alors, la voyant en priere,
Triste et l’œil abaissé) ceste belle meurtriere
Se repent-elle point du mal qu’elle m’a fait ?


XLVII


Que maudits soient mes yeux, si pronts à mon dommage,
Qui, pour le seul plaisir de voir vostre beauté,
Ont laschement trahi ma libre volonté,
Mis mes pensers en trouble et mon ame en servage !

Mon mortel ennemi par eux a eu passage
Dans mon cœur desarmé qu’or’ il tient arresté ;
Et lui, qui contre Amour s’estoit si bien porté,
Sent pour sa recompense un feu qui le saccage.

Car ce Dieu sans pitié, comme un cruel vainqueur,
Met en feu ma despoüille et se campe en mon cœur,
Dont il ne partira jusqu’à tant que je meure.

Mais, ô maudit Amour ! tu n’as point de raison :
Car, si tu prens mon cœur pour y faire demeure,
Es-tu pas bien enfant de brûler ta maison ?


XLVIII


Quand nous aurons passé l’infernale riviere,
Vous et moy, pour nos maux, damnez aux plus bas lieux,
Moy, pour avoir sans cesse idolastré vos yeux,
Vous, pour estre à grand tort de mon cœur la meurtriere,

Si je puis tousjours voir votre belle lumiere,
Les eternelles nuicts, les regrets furieux,
N’estonneront mon ame, et l’enfer odieux
N’aura point de douleur qui me puisse estre fiere.

Vous pourrez bien aussi vos tourmens moderer,
Avec le doux plaisir de me voir endurer,
Si lors vous vous plaisez encor en mes traverses.

Mais, puisque nous avons failly diversement,
Vous, par inimitié, moy, trop fort vous aimant,
J’ay peur qu’on nous separe en deux chambres diverses[1].


  1. Imité d’un sonnet italien qui commence par ces vers :

    Poi che voi ed io varcate haverem l’ onde
    Dell’ atra Stige, e sarem fuor de spene,
    Dannati ad abitar l’ ardenti arene
    Delle valli infernali, ime e profonde.