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Mais si n’aimay-je point les ombres de la nuit.

Je ne scauroy aimer la terre où elle touche,
Je hay l’air qu’elle tire et qui sort de sa bouche,
Je suis jaloux de l’eau qui lui lave les mains,
Je n’aime point sa chambre, et j’aime moins encore
L’heureux miroir qui voit les beautez que j’adore,
Et si n’endure pas mes tourmens inhumains.

Je hay le doux sommeil qui lui clost la paupiere,
Car il est (s’ay-je peur) jaloux de la lumiere
Des beaux yeux que je voy, dont il est amoureux ;
Las ! il en est jaloux et retient sa pensée,
Et sa memoire aussi, de ses charmes pressée,
Pour luy faire oublier mon soucy rigoureux.

Je n’aime point ce vent qui, folastre, se jouë :
Parmy ses beaux cheveux et luy baise sa jouë,
Si grande privauté ne me peut contenter.
Je couve au fond du cœur une ardeur ennemie
Contre ce fascheux lict qui la tient endormie,
Pour la voir toute nuë et pour la supporter.

Je voudroy que le ciel l’eust fait devenir telle,
Que nul autre que moi ne la pust trouver belle :
Mais ce seroit en vain que j’en prirois les dieux,
Ils en sont amoureux ; et le ciel qui l’a faite
Se plaist en la voyant si belle et si parfaite,
Et prend tant de clairté pour mieux voir ses beaux yeux.

Tous ceux que je rencontre, en quelque part que j’erre,
Sont autant d’ennemis qui me livrent la guerre ;
S’ils sont vestus de noir, je croy soudainement
Que c’est pour faire voir, à la beauté que j’aime,
Qu’ils sont pleins de constance ou de tristesse extrême,
Et deviens ennemy de leur accoutrement.

L’incarnat me fait foy de leur dure souffrance,
Le verd me fait trembler avec son esperance,
Je connoy par le bleu les jaloux comme moy :
Le bleu, c’est jalousie, et la mer en est peinte ;
Mariniers, comme amans, vivent toujours en crainte,
Car en mer et en femme il ne faut avoir foy.

Si quelqu’un est pensif, soudain je croy qu’il pense
En ce bel œil guerrier, qui comme moy l’offense ;
Si je le voy joyeux, je crains qu’il soit contant,
Et souhaite en pleurant que mes yeux me deçoivent ;
Bref, tous ceux que je voy, j’estime qu’ils reçoivent
Plus de faveurs que moy, bien qu’ils n’aiment pas tant.

Suis-je pas malheureux de vivre en telle sorte ?
Ma fureur par le tans se rend toujours plus forte,
Mille loups affamez me tiraillent le cœur ;