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Ces yeux ne sont point tels. — Ah ! c’est ce qui t’abuse :
Le fin berger surprend l’oiseau par des appas.

— Tu t’abuses toy-mesme, ou tu brûles d’envie,
Car l’oiseau mal-heureux s’envole à son trespas,
Moi, je vole à des yeux qui me donnent la vie.


III


Si je me siez à l’ombre, aussi soudainement
Amour, laissant son arc, s’assied et se repose ;
Si je pense à des vers, je le voy qui compose ;
Si je plains mes douleurs, il se plaint hautement.

Si je me plais au mal, il accroist mon tourment ;
Si je respan des pleurs, son visage il arrose ;
Si je monstre ma playe, en ma poitrine enclose,
Il defait son bandeau, l’essuyant doucement.

Si je vais par les bois, aux bois il m’accompagne.
Si je me suis cruel, dans mon sang il se bagne.
Si je vais à la guerre, il devient mon soldart.

Si je passe la nuict, il conduit ma nacelle ;
Bref, jamais l’importun de moy ne se depart,
Pour rendre mon desir et ma peine eternelle.


IV


Las ! trop injuste Amour, veux-tu jamais cesser ?
N’as-tu point d’autre but qu’un cœur plein d’innocence ?
Je reconnois assez ta divine puissance,
Et suis tousjours tremblant, craignant de t’offencer.

Ai-je un seul lieu sur moy qui te reste à percer !
Suis-je pas tout couvert des traits de ta vengeance ?
Et tu laisses, coüard, ceux qui font resistance,
Pour sus moy, ton subjet, ta colere passer.

Je sors d’une prison, tu r’enchaisnes mon ame ;
Je suis guari d’un trait, un autre me r’entame ;
Eschapé du peril, j’entre en plus grand danger.

Quand je pense estre seur des flots et de l’orage,
Que je suis près du port, que je voy le rivage,
Tu repousses ma nef et la fais submerger.


V


O mon petit livret, que je t’estime heureux !
Seul tu cueilles le fruit de mon cruel martire,
Ton contentement croist quand mon tourment empire,
Et ton heur est plus grand, plus je suis douloureux.

Tu retiens doucement ces beaux yeux rigoureux,