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J’ay fait par ses escrits admirer sa jeunesse,
J’ay reveillé ses sens engourdis de paresse,
Hautain et genereux je l’ay fait devenir ;
Je l’ay separé loing des sentiers du vulgaire
Et luy ay enseigné ce qu’il luy falloit faire
Pour au mont de vertu seurement parvenir.

Je luy ay fait dresser et la veuë et les ailes
Au bien-heureux sejour des choses immortelles ;
Je l’ay tenu captif pour le rendre plus franc.
Or, si quelque douleur luy a livré la guerre,
Hé ! qui sans passion[1] pourroit vivre sur terre,
Ayant des os, des nerfs, des poulmons et du sang ?

L’invincible Thebain, nompareil en prouesse,
Le preux fils de Thetis, lumiere de la Grece,
Ajax, Agamemnon, peuvent mieux se douloir,
Car je les ay rendus serfs de leurs prisonnieres
Et leur ay fait aimer des simples chambrieres,
Rabaissant leur orgueil par mon divin pouvoir.

Où cestui qui se plaint de sa peine cruelle,
Je le tiens sous le joug d’une deïté telle,
Qu’il se doit estimer entre tous bien-heureux.
Car de si grand’ beauté son amour j’ay fait naistre,
Que moy, qui suis des dieux et des hommes le maistre,
J’atteste mon pouvoir que j’en suis amoureux.

Pense un petit, Raison, aux thresors desirables,
Graces, beautez, douceurs et clartez admirables
Que tu as veus là haut au cabinet des cieux ;
Je ne sçay quoy de plus qui ne se peut bien dire,
Reluit dedans ses yeux où je tiens mon empire,
Car je n’ay peu choisir throsne plus precieux.

Or de ses yeux divins naist sa peine obstinée,
Dans eux sa liberté demeure emprisonnée,
D’eux viennent les tourmens si fascheux à sentir ;
Si c’est une prison, prisonniere est mon ame,
Car je fay ma demeure aux beaux yeux de sa dame,
Et si n’ay pas vouloir de jamais en sortir.

Voila de ses pensers la grand’ troupe mutine,
Voila les chauds soupirs qui brûlent sa poitrine,
Voila l’ardant fourneau dont il est consommé,
C’est de son triste cœur le sanglant sacrifice.
« Mais qui, à l’homme ingrat, fait quelque benefice,
Recueille mauvais fruit de ce qu’il a semé. »

Ainsi parloit Amour avec grand’ violence ;
Puis nous teusmes tous deux, attendant la sentence

  1. Sans souffrance.