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Qui me rend pour aimer tristement esperdu ;
L’amoureuse poison tous mes sens ensorcelle,
Et ce que j’ay du ciel, que mon esprit recelle,
Est en pleurs et en cris pauvrement despendu.

Soit de jour, soit de nuict, jamais je ne repose ;
Je ronge mon esprit, je resve, je compose,
J’enfante des pensers qui me vont devorant ;
Quand le jour se depart, la clairté je desire ;
Je souhaite la nuict lorsqu’elle se retire ;
Puis, attendant le jour, je languis en mourant.

Dès que l’aube apparoist, je me pers aux vallées,
Et dans le plus epais des forests recelées,
Pour, sans estre entendu, plaindre ma passion ;
J’esmeu l’air et le ciel de ma douleur profonde,
Et bref, en me lassant, je lasse tout le monde,
Sans que cet inhumain en ait compassion.

En ce lieu je my fin à mon triste langage ;
Car mille gros soupirs, qui gardoient le passage
Par où couloit ma voix, l’empeschoient de sortir ;
Puis je trémissoy tout de voir mon adversaire
Qui trepignoit des piés, qui bouilloit de cholere,
Me menaçant tout bas d’un tardif repentir.

Raison, disoit Amour, enten l’autre partie,
Et ne conclus devant qu’estre bien advertie :
Il faut balancer tout pour juger droitement.
Doncques sans t’émouvoir par des plaintes si vaines,
Escoute entierement l’histoire de ses paines,
Et voy que cet ingrat m’accuse injustement.

Ingrat est-il vrayment et sans reconnoissance,
De me rendre à present si pauvre recompense
Pour cent mille bien-faits qu’il a reçeus de moy ;
J’ay purgé son esprit par ma divine flame,
L’enlevant jusqu’au ciel et remplissant son ame
D’amour, de beaux desirs, de constance et de foy.

J’ay forcé son desir trop jeune et volontaire,
Qui suit le plus souvent ce qui luy est contraire,
Et contre son vouloir je l’ay favorisé ;
D’un de mes plus beaux traits j’ay son ame entamée,
J’ay fait luire en cent lieux sa vive renommée,
Et des meilleurs esprits je l’ay rendu prisé.

Je l’ay fait ennemy du tumulte des villes,
J’ay repurgé son cœur d’affections serviles,
Compagnon de ces dieux qui sont parmy les bois ;
J’ay chassé loin de luy l’ardante convoitise,
L’orgueil, l’ambition, l’envie et la feintise,
Cruels bourreaux de ceux qui font la cour aux rois.