Page:Œuvres de Philippe Desportes (éd. 1858).djvu/137

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ses yeux, qui, tant de fois, m’ont jà pensé contraindre.
Tes tourmens me font peur d’essayer leur effort.
Conte moy cependant quel est ton déconfort,
Et de quelles rigueurs pour toy je me dois plaindre.

Desportes.

Amour, roy des esprits, à ton gré flechissans,
Qui luy peut mieux conter les douleurs que je sans
Que toy, qui les fais naistre en mon ame captive ?
Qui luy peut mieux monstrer ma constance et ma foy
Que sa rigueur extresme ? et qui peut mieux que toy
Amollir ceste dame, ains ceste roche vive ?

Dy-luy le desespoir où je me voy reduit,
Or’ qu’un depart forcé loing d’elle me conduit
Et qu’une mort prochaine est ma seule esperance.
Apres conjure-la, par ma ferme amitié
Et par ses doux regars qui promettent pitié,
Qu’elle ait aucunesfois de mon dueil souvenance.

Comme aussi de ma part je ne veux rien penser,
Entreprendre, inventer, parfaire ou commencer,
Exilé de ses yeux, qu’en sa seule memoire ;
N’ecrivant un seul vers qui n’ait pour argument
Mes desirs sans espoir, ma constance au tourment,
Sa vertu, ses beautez, son mérite et sa gloire.

Amour, tu luy diras, pour mes maux enchanter,
Qu’elle a mille moyens de se representer
Quelle sera ma vie en tenebres laissée :
Soit en voyant le ciel, l’air, la terre ou les eaux,
Soit oyant dans un bois le doux chant des oiseaux,
L’image de ma peine en tous lieux est tracée.

Est-elle en un taillis à l’écart quelquefois ?
Qu’elle pense me voir, au plus secret d’un bois,
Découvrant mes ennuis aux buissons et aux arbres.
Voit-elle un haut rocher ou un vieux bastiment ?
Qu’elle pense me voir, par mon dueil vehement,
Attendrir de pitié les rochers et les marbres.

S’il pleut aucunesfois, pense aux eaux de mes pleurs ;
Et, quand l’esté boüillant nous cuira de chaleurs,
Pense au feu plus ardant qui me brûle et saccage ;
Si le ciel de tonnerre ou d’orage est noircy,
Pense que mon cœur trouble est esmeu tout ainsy
D’ennuy, de desespoir, de tempeste et d’orage.

Bref, que ses yeux si clairs ne puissent plus rien voir
Qu’aussi-tost ma douleur ne la vienne esmouvoir
Et n’arrache un soupir de son ame cruelle.
Car si, par son depart, je doy tant endurer,