Page:Œuvres de M. de Crébillon, tome second, 1750.djvu/274

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Ah ! Si j’euſſe manqué de prudence ou de cœur,
Je pourrais au deſtin pardonner mon malheur ;
Mais que n’ai-je point fait dans ce moment terrible !
Et que fallait-il donc pour me rendre invincible ?
Intrépides amis, dignes d’un ſort plus doux,
Vous êtes morts pour moi, j’oſe vivre après vous !
Quoi ! Sylla preſque ſeul, plus heureux que grand homme,
N’eut beſoin que d’un jour pour triompher de Rome ;
Et moi, triſte jouet du perfide Céſon,
Je ſuis vaincu deux fois, et par toi, Cicéron !
Quoi ! Dans le même inſtant qu’il faut que Rome tombe,
C’eſt toi qui la ſoutiens, et c’eſt moi qui ſuccombe !
Mon génie, accablé par ce vil plébéien,
Sera donc à jamais la victime du ſien ?
Après m’avoir ravi la dignité ſuprême,
Ce timide mortel triomphe de moi-même !
Fortune des héros, ce n’eſt pas ſur les cœurs
Que l’on te vit toujours meſurer tes faveurs.
Que l’on doit mépriſer les lauriers que tu donnes,
Puiſque c’eſt Cicéron qu’aujourd’hui tu couronnes !
Ô de mon déſespoir vil et faible inſtrument,
Tu me reſtes donc ſeul dans ce fatal moment !
Mes généreux amis ſont morts pour ma défenſe ;
Et, pour comble d’horreurs, je mourrai ſans vengeance !
Dieux cruels, inventez quelque ſupplice affreux,
Qui puiſſe être pour moi plus triſte et plus honteux !

T U L L I E.