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s’accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c’est principalement en ceci que consistoit le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire de l’empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s’occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étoient prescrites par la nature, ils se persuadoient si parfaitement que rien n’étoit en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul étoit suffisant pour les empêcher d’avoir aucune affection pour d’autres choses ; et ils disposoient d’elles si absolument qu’ils avoient en cela quelque raison de s’estimer plus riches et plus puissants et plus libres et plus heureux qu’aucun des autres hommes, qui, n’ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu’ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu’ils veulent.

Enfin, pour conclusion de cette morale, je m’avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu’ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure ; et, sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvois mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvois, c’est-à-dire que d’employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m’avancer autant que je pourrois en la connoissance de la vérité, suivant la méthode que je m’étois prescrite.