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dans une petite chapelle, et que les ermites se furent acheminés à leur réfectoire, Jean-Jacques me dit avec attendrissement : « Maintenant j’éprouve ce qui est dit dans l’Évangile : Quand plusieurs d’entre vous seront rassemblés en mon nom, je me trouverai au milieu d’eux. Il y a ici un sentiment de paix et de bonheur qui pénètre l’âme. » Je lui répondis : « Si Fénelon vivait, vous seriez catholique. » Il me repartit, hors de lui et les larmes aux yeux : « Oh ! si Fénelon vivait, je chercherais à être son laquais, pour mériter d’être son valet de chambre. »

En 1789, il y avait au Calvaire environ quarante ermites et quatre ou cinq prêtres ; en 1790, le Calvaire fut détruit et les prêtres renvoyés ; en 1792, on chassa les ermites ; en 1793, Merlin de Thionville acheta le Calvaire, et loua à quatre à cinq ermites le petit bâtiment actuellement existant : il détruisit l’église des prêtres et ne laissa subsister que celle des solitaires ; il abattit les stations. En 1803, Merlin vendit le Calvaire à M. Gouai, curé de l’Abbaye-aux-Bois. Un jardin anglais avait remplacé le jardin potager des ermites au mont Valérien. Le dimanche, au lieu des offices divins, on entendait les tambours et les violons d’un bal public : la nouvelle religion faisait naître un moment un rire insensé parmi les malheureux dont l’ancienne essuyait les larmes. Rapprochement singulier : les païens avaient élevé un temple à Adonis sur le véritable Calvaire.

Voilà qu’au milieu des triomphes de notre sagesse, au milieu de ces joies nées de nos pleurs, voilà que la croix reparaît tout à coup ! Le nouveau propriétaire, le curé de l’Abbaye-aux-Bois, rétablit le culte du Calvaire : les vieilles statues de saint Antoine et de saint Paul ermite sortent des réduits où elles étaient cachées, et viennent reprendre leurs places. Lorsque nous fîmes au mont Valérien le pèlerinage dont nous avons parlé, la croix était plantée vis-à-vis d’un kiosque, et l’on voyait une tête de saint Antoine sur la voûte d’un souterrain qu’on avait transformé en glacière. M. Hondouart, ancien supérieur des ermites, était encore vivant à cette époque. Pendant la révolution, cultivant une vigne au pied de la montagne, et couvert de l’humilité chrétienne comme d’un voile, il avait échappé aux yeux des bourreaux. Nous le trouvâmes au Calvaire ; nous visitâmes avec lui l’ermitage en ruine. On lisait encore sur les murs quelques sentences à demi effacées, telles que celle-ci, qui promettait une société aux solitaires : Deliciæ meæ esse cum filiis hominum, « J’ai fait mes délices d’être avec les enfants des hommes ; » et celle-ci, qui convient aux voyageurs chrétiens : « Qui me donnera les ailes de la colombe ? Je prendrai mon vol et me reposerai ; » et celle-ci encore, si formidable à ceux qui prétendent étouffer leurs remords : « Le ver qui les ronge ne mourra point. »

En 1805, le curé de l’Abbaye-aux-Bois mourut, et ses héritiers vendirent le Calvaire à un négociant. Le culte de la croix continua d’être public. En 1808, les curés de Paris rachetèrent le Calvaire du nouveau possesseur, et proposèrent à Buonaparte un établissement que le ministère rejeta. Ils furent alors obligés de rendre le Calvaire à celui qui le leur avait vendu, en lui payant un dédit de dix mille francs. Le négociant ne put à son tour effectuer le paiement primitif, et les héritiers du curé de l’Abbaye-aux-Bois rentrèrent dans leur propriété. Ce fut alors qu’ils cédèrent le Calvaire à l’abbé de la Trappe. Mais en 1811, à l’époque du concile de Paris, la publication du bref d’excommunication dans la communauté des trappistes, près de Gênes, entraîna la suppression de l’ordre et la confiscation du Calvaire. Trente ouvriers furent envoyés de nuit au mont Valérien, et celui qui avait gagné tant de batailles à la face du soleil crut devoir se cacher dans l’ombre pour abattre une croix. Pendant trois ans tout culte fut interdit ; l’église des ermites, qui restait encore, fut abattue : on se proposait de la remplacer par une autre église dont le dôme ferait le pendant de